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La République vit (aussi) de publicité

L’histoire de la démocratie libérale est indissociable de celle de la presse libre, laquelle est intimement liée à celle de la réclame. Dérangeant ? Tant mieux !

Par Étienne Gernelle


Historique. Le célèbre numéro de L’Aurore, paru le 13 janvier 1898. En dernière page, de la publicité…
Historique. Le célèbre numéro de L’Aurore, paru le 13 janvier 1898. En dernière page, de la publicité…
© Photo © Photo Josse / Bridgeman Images

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C'était le 13 janvier 1898. Ce jour-là paraissait dans L'Aurore ce qui est peut-être le plus haut fait d'armes de la presse française, le fameux « J'accuse… ! » d'Émile Zola : le tournant de l'affaire Dreyfus, une victoire de la vérité sur un mensonge d'État – qui plus est antisémite –, mais aussi la preuve que l'existence d'une presse libre est une condition nécessaire de toute démocratie qui se respecte. Car si Zola fut le héros de cette histoire, celle-ci n'aurait pas été la même sans Ernest Vaughan et Georges Clemenceau, dirigeants de L'Aurore, qui ont pris le risque de le publier – et qui ont choisi le titre ! – , défiant ainsi l'opinion majoritaire et, surtout, l'appareil d'État.

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Tout le monde, ou presque, a en tête la première page de ce numéro de L'Aurore : la célébrissime manchette, et le papier de Zola, s'étalant sur six colonnes à la une. Pas grand monde, en revanche, n'est allé voir ce qui se trouvait derrière. Le « J'accuse… ! » se terminait en page deux, puis s'ensuivaient diverses informations, politiques, judiciaires, culturelles, et, en dernière page, surprise : de la publicité !

Et qu'y vendait-on ? Un peu d'immobilier, les taux d'intérêt des dépôts au Crédit lyonnais, les « meubles neufs et anciens, bronzes et vins fins » proposés par les Docks de Paris, un élixir nommé « sirop de Blayn », censé soigner rhumes et grippes, et, encore plus douteux, les « pilules du docteur Lancelot »…

Le journal coûtait 5 centimes à l'achat, la ligne de publicité, 1,50 franc. Nul doute que l'espace commercial de la dernière page participait significativement de ce que l'on appellerait aujourd'hui le « modèle économique » du journal. Or l'indépendance éditoriale et l'indépendance économique, c'est le même sujet ! Pas de publicité, pas de journal L'Aurore, pas de « J'accuse… ! »…

Longues enquêtes et grand reportage

Cet événement historique est aujourd'hui commémoré par une plaque sur la façade du 142, rue Montmartre, à Paris, où se trouvaient les locaux de L'Aurore. On y rappelle que c'est ici que Zola apporta à Clemenceau et Vaughan le fameux manuscrit, le 12 janvier 1898, veille de la parution. Si l'on avait voulu être complet, il aurait fallu préciser que c'était à la même adresse, comme d'ailleurs mentionné dans le journal, qu'étaient « reçues directement » les annonces…

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Désormais se trouvent au 142, rue Montmartre, en sous-sol, deux clubs, le Silencio et le Sacré, où l'on assiste à des concerts, où l'on boit et danse sans toujours savoir ce qui s'est joué à cet endroit, il y a cent vingt-six ans, ni ce que l'on doit aux obscurs ouvriers de la liberté qui y travaillèrent – y compris ceux qui participèrent à ce qui fut l'ébauche d'une régie publicitaire.

L'histoire commence cependant bien avant Zola et Clemenceau. La longue gestation, au XIXe siècle, de la démocratie libérale, est indissociable de l'apparition d'une presse indépendante et puissante, qui doit elle-même beaucoup à l'essor de la publicité et des petites annonces, lesquelles lui permirent de s'offrir les longues enquêtes, le grand reportage et, plus généralement, la capacité à résister au pouvoir politique.

Il existe bien entendu, et encore aujourd'hui, de formidables journaux sans publicité ! Citons, par exemple, Le Canard enchaîné et Charlie Hebdo, mais ce sont, chacun à sa manière, des oiseaux rares. À l'échelle de l'Histoire et de nos démocraties, c'est incontestablement en grande partie grâce aux annonces qu'a pu émerger une presse de contre-pouvoir.

Un vaccin contre le sectarisme

La publicité n'a d'ailleurs pas fait que donner aux journaux des moyens de travailler ou de tenir face aux pressions politiques : elle a aussi permis de dépasser l'ère de ces journaux partis, soutenus par un mécène ou des lecteurs militants, et ralliés à un camp politique. Un vaccin, en quelque sorte, contre le sectarisme. À l'origine de cette idée fut un géant de la presse, Émile de Girardin. En 1836, il créa La Presse, journal d'un type nouveau, dans lequel il introduisit massivement la publicité tout en réduisant le prix de l'abonnement pour en augmenter la diffusion. Et ce n'était pas qu'un pari économique.

<figcaption>Le journaliste et homme politique Émile de Girardin, l’un des pères fondateurs de la publicité dans les journaux et de la liberté de la presse.</figcaption>
©  Bridgeman Images
Le journaliste et homme politique Émile de Girardin, l’un des pères fondateurs de la publicité dans les journaux et de la liberté de la presse.
© Bridgeman Images

Voici comment Girardin l'expliquait, en 1838 : « En France, l'industrie du journalisme repose sur une base essentiellement fausse, c'est-à-dire plus sur les abonnements que sur les annonces. Il serait désirable que ce fût le contraire. Les rédacteurs d'un journal ont d'autant moins de liberté de s'exprimer que son existence est plus directement soumise au despotisme étroit de l'abonné, qui permet rarement qu'on s'écarte de ce qu'il s'est habitué à considérer comme des articles de foi. »

Lumineuse démonstration, qui éclaire le sens de ce slogan autrefois entonné par un site d'information très engagé et qui rejette en bloc la publicité, Mediapart : « Seuls nos lecteurs peuvent nous acheter. » Un mantra qu'il fallait manifestement prendre à la lettre, et au premier degré : on n'y trouve pas souvent de quoi perturber les convictions de ses abonnés commanditaires… Les lecteurs sont bien sûr nos premiers juges, ce sont eux qui ont le pouvoir de « décider de notre droit de vivre », comme l'écrivait Claude Imbert dans le premier éditorial du Point. Mais tout est affaire d'équilibre.

« Bulles de filtrage »

Le génial Girardin, n'en déplaise aux Torquemada antipublicité, fut l'un des principaux artisans de notre liberté d'expression. Pas seulement comme patron de presse, mais aussi comme acteur du débat politique : il prônait une liberté maximale, à la manière du free speech instauré aux États-Unis par le premier amendement de la Constitution (1791).

Finalement, la loi qui nous garantit encore aujourd'hui cette liberté, celle du 29 juillet 1881, fut le fruit d'un compromis entre les plus libéraux, comme Girardin, et les conservateurs, qui entendaient maintenir un certain niveau de contrôle. Mais c'est à Girardin, autorité morale incontestée, que fut confiée la présidence de la commission de préparation de la loi. Celui-ci demeurera donc – à la fois – comme un père fondateur de la publicité et de notre liberté d'expression !

À LIRE AUSSI Russie : comment la désinformation est passée au stade industrielQu'est devenue aujourd'hui cette alliance de la réclame et de la liberté ? Le tableau n'est pas très joli : la démocratie libérale, on le sait, passe un mauvais quart d'heure. Elle est minée de l'intérieur par des partis ou des personnages qui en contestent les fondements. Elle est aussi attaquée de l'extérieur par les puissances que l'on appelle parfois révisionnistes et qui ne cachent pas leur mépris pour nos principes.

C'est le cas notamment de Vladimir Poutine, qui jugeait, en 2019, « obsolète » le modèle libéral, lors d'un entretien au Financial Times. Le maître du Kremlin a d'ailleurs joint le geste à la parole en envahissant l'Ukraine. Et il ne fait d'ailleurs pas que cela : ses armées de trolls déferlent sur nos réseaux sociaux, prêchant la haine de la démocratie occidentale et appuyant ceux que l'on appelle « populistes ».

La mainmise des plateformes

Or que constate-t-on ? Que les grandes plateformes numériques ont dévoré le marché publicitaire. L'argent de la réclame se déverse désormais très majoritairement sur le terrain de jeu préféré des adversaires de la démocratie libérale, qu'ils soient de l'intérieur ou de l'extérieur. Là où, par ailleurs, se forment les « bulles de filtrage » et autres biais de confirmation qui enferment dans un sectarisme algorithmique.

Rien de comparable dans les journaux, qui ont certes leurs penchants, mais qui admettent généralement la contradiction : on peut lire des interviews de gens de gauche dans des titres de droite, et inversement. En outre, si la presse a bien des tares (Balzac, pour revenir au XIXe siècle, les a décrites comme personne…), elle ne saurait, même en faisant beaucoup d'efforts, proférer en un an autant de calembredaines que les réseaux sociaux en charrient en une heure…

À LIRE AUSSI Thierry Thuillier : « Assimilés à l'élite, les journalistes doivent être irréprochables »La mainmise des plateformes sur la publicité n'est pas sans conséquence. Aux États-Unis, il a été observé, dès 2016, que Donald Trump – dont la relation avec la vérité est notoirement distendue – avait réalisé des scores particulièrement élevés là où les journaux locaux étaient le plus affaiblis. À l'heure où tout le monde se pique de développement durable, penser l'allocation de la publicité comme un critère de préservation de l'écosystème démocratique ne serait pas un luxe. Heureusement, beaucoup d'annonceurs continuent d'investir dans nos journaux. D'abord parce que c'est efficace, bien sûr, mais en faisant, au passage, œuvre utile. Merci à eux.

En 1881, lors du débat à la Chambre des députés à propos de la loi sur la liberté de la presse, Clemenceau prononça ces mots, demeurés célèbres : « La République vit de liberté. » Il n'est pas superflu, quand on connaît un peu notre histoire, de rappeler que la République vit, aussi, de publicité.

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Commentaires (2)

  • Legoff

    @ Anneg
    effectivement, et l’argument est puissant, avec cependant ses limites ; deux exemples :

    1- lorsque Fox News a reconnu la défaite de Trump, un certain nombre de lecteurs ont deserté la chaine, obligeant Murdoch a retropedaler
    2- il convient d’etudier en detail le "modele Orban" ; la collusion entre Fidesz et les milieux d'affaires (les grands annonceurs) a largement contribué a l’assèchement des media indépendants privés de publicité. De l'aveu meme de Judit Varga ex ministre de la Justice : "oui nous avons la presse, mais "ils" ont l'internet"

  • Anneg

    Voilà un angle de vue tout à fait intéressant ! La liberté économique s'exprime par la publicité, qui devient un indicateur de la liberté tout court.