A l'instar de tous les grands hommes qui ont "touché le manteau de l'Histoire", comme disent les Allemands, Helmut Kohl; qui vient de s'éteindre ce vendredi à Ludwigshafen, est un personnage complexe et paradoxal.

Publicité

Certaines photos du passé montrent un géant au large sourire, au regard vif derrière d'énormes lunettes, le front creusé de rides profondes qui semblent former un échiquier. Ce Kohl là va gouverner l'Allemagne durant seize ans - un record dans l'après-guerre - réaliser la réunification du pays en douceur et poser les jalons de l'Euro.

Un monument en péril

Mais d'autres clichés dévoilent un homme raide et empesé, comme emmuré dans la solitude. Le Kohl des dernières années est un colosse cloué dans un fauteuil roulant, parlant à peine depuis un AVC en 2008, déconsidéré par le "scandale des caisses noires" à la CDU, une affaire de fonds non-déclarés qu'il n'a jamais voulu éclaircir. Et sur ces photos, l'ancien chancelier allemand ressemblait plutôt à un monument en péril.

Sa carrière a commencé par une ascension fulgurante: entré au parti conservateur CDU au lendemain de la guerre, à l'âge de seize ans, élu député régional à 29 ans, il devient le plus jeune Ministre Président d'Allemagne lorsqu'il s'empare de la Rhénanie Palatinat. Nous sommes en 1969, il n'a pas 40 ans.

On découvre un catholique bon vivant qui soigne son image d'homme proche du peuple: il aime la bière, fume la pipe, mange comme quatre, affirme se régaler d'un plat régional, la panse de boeuf farci (ce qui est un mythe) et connaît par coeur tous les résultats des matchs de football de la Bundesliga. Il se laisse aussi volontiers photographier en famille avec sa femme et ses deux garçons.

Une machine à prendre le pouvoir

Derrière l'image d'Epinal cependant, c'est déjà une machine à prendre le pouvoir. "Il en était obsédé, raconte l'un de ses biographes non officiel, Heribert Schwan. Toute son action politique tournait autour de cette question: comment rester aux commandes? C'était moins l'ambition personnelle qui le poussait que la volonté d'agir sur les événements".

Car Helmut Kohl est de cette génération qui a assisté impuissante aux ravages du nazisme: né en 1930 à Ludwigshafen, il n'a que trois ans quand Hitler devient chancelier mais 14 ans lorsque son frère aîné Walter meurt au combat - tragédie qu'il ne pourra jamais évoquer sans larmes dans la voix.

L'adolescent a donc vécu l'horreur des bombardements et traversé un pays en ruines à la fin de la guerre, avec le sentiment de n'avoir rien pu faire. Il en gardera une conviction profonde sur laquelle reposera son action politique future: reconstruire une paix durable n'est possible qu'en se réconciliant avec la France et en arrimant l'Allemagne à l'Europe.

L'une des plus célèbres images d'Helmut Kohl: sa fraternisation spectaculaire avec François Mitterrand en 1984, lors des célébrations de la bataille de Verdun.

"Il estimait que l'Allemagne, seule, ne pouvait être supportée par les autres et qu'il fallait normaliser sa place dans le concert des nations pour faire avancer l'Europe", résume Joachim Bitterlich, son ancien conseiller pour les affaires européennes.

Kohl n'a rien d'un visionnaire car il s'inscrit là dans le sillage du premier chancelier allemand de l'après-guerre, Konrad Adenauer. Mais c'est en tenant ce cap contre vents et marées qu'il construira son destin de "grand européen".

Baron du Palatinat

Il s'empare de la chancellerie en 1982 à l'issue d'une manoeuvre tactique au Bundestag qui fait tomber son prédécesseur, le social démocrate Helmut Schmidt.

Depuis presque dix ans, il règne en maître sur la CDU. En patriarche, devrait-on dire. "Il avait une mémoire phénoménale des gens et de leurs histoires, même au sein de la moindre section locale, confirme Kurt Biedenkopf, qui fut secrétaire général du parti. Mais il ne supportait pas qu'on remette en cause son pouvoir. C'était lui le chef en toute circonstance".

Le baron du Palatinat a des allures provinciales qui déplaisent à l'intelligentsia allemande. Il est vilipendé pour ses gaffes, comme lorsqu'il évoquera maladroitement en 1984 "la grâce de (sa) naissance tardive" devant le parlement israélien, semblant se détourner de la responsabilité collective de son pays dans les crimes de l'Holocauste pour pointer son soulagement personnel de n'y avoir pas participé.

Avec son accent régional et son léger chuintement, plus tard caricaturé en poire, il attise les moqueries. On ne le prend pas vraiment au sérieux. Ainsi, le 10 novembre 1989, au lendemain de la chute du Mur, Kohl se précipite à Berlin et s'adresse à la foule sur le parvis de la mairie de Schöneberg. Il s'époumone: "C'est un grand jour dans l'histoire de cette ville et dans l'histoire allemande!". Mais on l'entend à peine car il est copieusement sifflé ; personne ne le croit capable de gérer l'accélération de l'Histoire alors qu'il s'apprête à devenir un chef de gouvernement hors du commun.

"Tel un chasse-neige"...

Il ne lui faudra pas plus de dix huit jours en effet pour présenter au Bundestag, le 28 novembre, son fameux plan en dix points, qui va ouvrir la porte à la réunification. Il y déclare: "Nul ne sait aujourd'hui quel sera l'aspect d'une Allemagne réunifiée. Mais que l'unité devienne réalité si les gens (...) la veulent, de cela j'en suis sûr".

Le chancelier de la RFA a compris qu'il lui faut aller vite. Il a déjà pris tout le monde de court. Assuré du soutien de Gorbatchev à Moscou, il a faxé son plan au président américain George Bush quelques heures plus tôt seulement - et en version allemande. "Tel un chasse-neige, il a mis de côté les résistances de Mitterrand et de Thatcher pour avancer, analyse aujourd'hui Lothar de Maizière, qui fut le dernier chef du gouvernement de la RDA, élu démocratiquement. Comme tout le monde à ce moment-là, il naviguait à vue. Mais il leur a tous imposé, avec une certaine brutalité, ce que son naturel lui dictait".

On le pensait à la fin de sa carrière: il se fera réélire triomphalement un an plus tard à la tête d'une Allemagne réunifiée. Kohl a promis "des paysages florissants" aux Allemands de l'Est persuadés d'arriver au pays des merveilles. Il a piloté l'union monétaire, en imposant un taux de change de 1 deutsche Mark pour 1 Ost-Mark, contre toute raison économique.

"Le chancelier de la réunification"

Ce choix politique va en effet conduire à l'effondrement de la machine industrielle est-allemande: les habitants de l'ex RDA plongent brutalement dans le chômage, se sentent traités en "citoyens de deuxième classe" et... se mettent à le détester.

"Mais il ne pouvait pas faire autrement, plaide Lothar de Maizière. S'il avait retenu un autre taux de change, les citoyens est-allemands se seraient précipités à l'Ouest pour toucher des salaires plus importants. Les "nouveaux Länder" se seraient vidés de leur population en quelques semaines et il aurait fallu envoyer les soldats de la Bundeswehr pour conduire les tramways à Leipzig".

Malgré ces critiques, Helmut Kohl entre donc dans l'Histoire comme "le chancelier de la réunification". Et lorsque son "grand ami", François Mitterrand - "peu importe ce qu'il pense, je suis d'accord" disait-il de lui en blaguant - pousse le projet d'une monnaie commune, il y voit l'aboutissement de son action politique: après avoir permis à l'Allemagne de retrouver sa souveraineté, sans la moindre violence, il veut être celui qui va la réintégrer dans le concert des nations européennes pour consolider la paix - sa grande conviction.

Kohl va donc imposer l'euro à un pays qui voit dans le deutsche mark le secret de sa réussite économique. Pour faire passer la pilule auprès de ses compatriotes - et contre des Français qui souhaitent la mise en place d'un gouvernement économique - il impose les fameux critères de Maastricht, dénoncés aujourd'hui comme le carcan entretenant la crise dans les pays du Sud de l'Europe.

Kohl veut aussi une union politique renforcée mais ne parvient pas à en convaincre Paris et Londres. "Il aurait dû logiquement reporter le lancement de l'euro car il sentait déjà que l'ensemble n'était pas assez solide, précise Kurt Biedenkopf. Il m'a dit à l'époque: 'Si les Français ne demandent pas un report, je ne peux pas l'imposer'. Renoncer à cette union politique avant de lancer la monnaie commune fut à mon avis sa grande erreur".

Nous sommes à l'automne 1997, le géant du Palatinat sait qu'il a peu de chances d'être réélu un an plus tard et ne veut pas sortir de l'Histoire sans avoir fait l'euro, même s'il sent que cette fois, il va trop vite. "Le chancelier de l'Europe fut aussi celui des problèmes de l'Europe" dit aujourd'hui de lui l'hebdomadaire le Spiegel.

Sa vie privée est un désastre

Le "mythe" ne va plus tarder à s'effondrer. Battu par Gerhard Schröder (SPD) en 1998, Kohl trébuche en effet sur "l'affaire des caisses noires" à la CDU - des pots de vin de plusieurs millions de marks d'origine douteuse sur lesquels il refusera toujours de livrer la moindre explication.

La façade politique du grand homme se fissure; sa vie privée semble un désastre. Très éprouvée par le scandale, et souffrant d'une allergie à la lumière, sa femme, Hannelore Kohl se suicide en 2001. Il va ensuite perdre le contact avec ses fils. L'un d'eux a relaté dans une autobiographie à quel point il fut un père absent, égoïste, obsédé par le pouvoir ("sa seule famille était la CDU").

Remarié en 2008, Kohl finira sa vie tristement. Malade, il ne pouvait presque plus parler et ne recevait plus personne dans sa maison d'Oggersheim - sa deuxième femme ayant rompu avec la plupart de ses amis, congédiant même son chauffeur "Ecki" qui l'avait accompagné durant plus de quarante ans.

L'Histoire décidera plus tard de la place à accorder à ce chef d'état qui a su gérer des événements hors du commun. Helmut Kohl, lui, se plaisait en tout cas à ironiser sur le nombre des rues et des écoles qui porteraient bientôt son nom en Allemagne.

Publicité