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Libération
Portrait

Gilles Jacob, il aura tout vu

A 70 ans, le délégué général du Festival de Cannes depuis 1978, passe les rênes et prend le titre de président.
par Olivier Seguret
publié le 7 mai 2001 à 0h48
(mis à jour le 7 mai 2001 à 0h48)

Il y a chez Gilles Jacob beaucoup de paradoxes. D’abord cette réserve de l’homme très bien élevé, qui contraste avec la fonction de président du Festival de Cannes, la plus grosse foire aux vanités exhibitionnistes du monde, grandeur et vulgarité comprises. La distance un peu froide ensuite, typique des serviteurs de la République, dont la manifestation est une danseuse officielle. Mais si l’allure, le style, trahissent une haute idée de sa mission, cette raideur est compensée par une souplesse de diplomate: indispensable pour se maintenir vingt-cinq années durant à la tête du monstre cannois.

Car s'il est une chose indiscutable, c'est l'extrême habileté avec laquelle Gilles Jacob a tenu les rênes de l'hydre, au moins depuis 1976, date de ses premiers pas dans les arcanes du festival , jusqu'à cette année 2001, celle de la 54e édition et la première d'une nouvelle ère puisqu'il en est désormais devenu président et a mis en place Thierry Frémaux pour lui succéder. «Cela signifie surtout que je ne serai plus obligé de visionner 500 films et plus. Je me contenterai d'environ 80, juste les meilleurs. Pour moi, c'est le luxe des luxes.»

Cette notion de luxe, Gilles Jacob la décline souvent, manière pour lui d'indiquer qu'il a bien conscience d'avoir décroché un job qui fait rêver: «C'est le plus beau métier du monde. Je passe près de 90 % de mon temps à rencontrer des gens passionnants, à avoir des surprises et à regarder des films. C'est ça le vrai luxe.» Pour mieux dire encore ce bonheur assez injuste, il ne trouve que des métaphores de crimes (symboliques) et délits (mineurs): «C'est vrai, j'ai en permanence l'impression de voler ce qui ne m'est pas dû, de faire l'école buissonnière, voire d'aller au bordel tous les jours. Mais attention: je travaille tout le temps; je n'ai pas une seconde d'ennui. Ce qui me rend d'ailleurs très perplexe sur ce temps, qui finira bien par arriver, où je ne serai plus opérationnel...»

Ce dernier aveu est remarquable en ceci qu'il brise la neutralité du personnage Jacob. D'une farouche discrétion, rétif à la polémique, absolument pas grande gueule et finalement toujours plutôt flou quant à ses goûts, le maître de cérémonie de l'événement culturel le plus médiatisé a pris grand soin de rester sous-exposé. Une bonne recette pour durer. Imperceptiblement, il a néanmoins réussi à faire évoluer le festival, à gérer son développement éléphantesque et à fixer quelques balises cruciales. Sous son règne ont ainsi été inventés la Caméra d'or (qui récompense une première oeuvre toutes sections confondues), Un certain regard (sélection officielle bis), les «Leçons de cinéma» données chaque année à des étudiants par un metteur en scène, et finalement la Cinéfondation, qui accueille à Paris de jeunes prétendants à la mise en scène venus des quatre coins du globe. Le sillon est cohérent, qui privilégie la jeunesse, la création, le cinéma moderne. Parmi ceux de la nouvelle génération révélés sur la Croisette, Jacob peut avancer Steven Soderbergh, les frères Coen ou encore Jane Campion, l'une de ses préférées.

Les origines de la famille Jacob puisent leurs racines en Meurthe-et-Moselle. Le grand-père Auguste, paysan et alors dernier de sa lignée, avait huit soeurs à doter. Il y pourvut en vendant la moitié d'un champ, dont il garda l'autre: ce furent les premiers pas d'une bonne affaire qui allait essaimer dans les années 20-30, la maison de négoce en biens immobiliers «Auguste Jacob & Fils», le «Fils» en question étant le futur père de Gilles, qui naît à Paris, en 1930. Celui-ci passa donc les week-ends de son enfance dans des châteaux normands qui n'étaient que les propriétés qu'on occupait entre deux ventes, et a grandi le reste de l'année dans des pavillons de la région parisienne, aussi éphémères possessions. De quoi forger une capacité d'adaptation et un détachement qui se révéleraient fort utiles au cours des années sombres qui allaient suivre.

A l'heure de la débâcle, Gilles, fils de monsieur Jacob et de madame Lévy, alors en neuvième au lycée Carnot, n'a pas le choix: son père est fait prisonnier, sa mère s'enfuit avec ses enfants et va se cacher... à Vichy. «Mauvaise pioche, plaisante-t-il. D'autant que mon frère et moi passions notre temps à balancer des bombes à eau sur les militaires. C'était vraiment pas malin.» Après ce crochet malheureux, la famille se retrouve à Nice, occupée par les Italiens, et mène une étrange vie d'hôtel où les réfugiés côtoient les collabos. C'est là aussi qu'il noue ses premières fréquentations avec le cinéma: «Nice était à l'époque la deuxième ville de France par le nombre de salles. Même en pleine guerre, on y voyait beaucoup de films américains.» Il y passe trois ans, jusqu'à l'arrivée des Allemands. La planque se retrouve en plein jour: «J'ai eu la vie sauvée par un barman prénommé Adolf!» Après un bref passage dans un monastère du Vercors, tout le monde, père compris, se retrouve sain et sauf à Paris à la Libération. L'initiation cinéphile commence alors pour de bon.

A 17 ans, Gilles Jacob et ses copains khâgneux fondent Raccords, revue ronéotypée qui ne dure que neuf numéros mais lui rapporte d'impérissables souvenirs: «François Truffaut m'apportait des papiers sur Renoir. Edouard Molinaro aussi. Je passais pas mal de mon temps au Studio Parnasse de Jean-Louis Cheray que hantait Rohmer et qui fut un véritable berceau de la cinéphilie. On a du mal à imaginer aujourd'hui cette époque formidable: les jeunes gens d'alors ne pouvaient vraiment se retrouver que dans le sport ou dans la cinéphilie.» Ou dans les deux puisque Gilles Jacob se souvient aussi de ses matches de tennis contre Doniol-Valcroze, manitou des Cahiers du cinéma.

Longtemps, Jacob a cru qu'il pourrait recycler dans le journalisme ce virus qui l'habitait. Mais son père le réclame à ses côtés dans une affaire d'instruments de pesage américaine dont il représentait les intérêts en France. Malgré une activité critique soutenue à Cinéma 64 puis aux Nouvelles et à l'Express («On m'en a viré parce que j'avais dit à la télé du mal d'Histoire d'O, que défendait bruyamment Servan-Schreiber: la gaffe!»), le fils obéissant passera vingt ans à la Toledo's Company, jusqu'à ce que les Américains lui rachètent la société. Enfin: «Je n'avais plus de société; ma famille (une femme, deux enfants, ndlr) était désormais financièrement à l'abri; j'étais libre. Libre de faire ce que je voulais». Et il accepta, en 1976, l'irrésistible proposition de Favre-Lebret de le rejoindre à la direction du Festival de Cannes. Selon Gilles Jacob, le film clef de sa prise du pouvoir fut Au fil du temps de Wim Wenders: «J'étais persuadé que c'était une date. Maurice Bessy, le président d'alors, outré par la scène où un personnage défèque, refusait de le sélectionner. J'ai réussi à l'imposer. A partir de quoi on m'a laissé faire évoluer le festival.» Presqu'un hasard en somme? «Dans ma vie, j'ai tout fait comme la barre des perchistes qui remue sans tomber: juste-juste».

Gilles Jacob en 6 dates

1930 Naissance à Paris.

1964 Premier Festival de Cannes en tant que journaliste.

1976 Premières fonctions officielles.

1978 Nommé Délégué général du festival.

2000 Création de la Cinéfondation.

2001 Gilles Jacob devient président du Festival international du film de Cannes.

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