Nonna Mayer : “Reprendre les thèmes du Front national est la pire solution”

La politologue Nonna Mayer analyse la dernière percée électorale du Front national. Mais souligne qu'il est loin d'être aux portes du pouvoir, si les partis traditionnels réduisent la fracture qui se creuse avec les électeurs.

Par Michel Abescat

Publié le 20 décembre 2015 à 16h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 06h05

Depuis 2011, le score du Front national progresse à chaque élection. Il a rassemblé plus de six millions d'électeurs au premier tour des régionales. Presque autant que le score de Marine Le Pen à la présidentielle de 2012. En revanche, à l'issue du deuxième tour, le Front national n'est pas parvenu à gagner une seule Région, une majorité de Français continuant de refuser que ce parti accède au pouvoir. Alors, où en est réellement le FN ? Est-il devenu le premier parti de France ? Un parti « dédiabolisé » ? Marine Le Pen est-elle « aux portes du pouvoir », comme elle le prétend ? Autant de questions que nous avons posées à la politologue Nonna Mayer, spécialiste de ce parti et qui vient de codiriger un ouvrage somme sur la question, Les Faux-Semblants du Front national.

Ces élections régionales sont-elles un succès ou un échec pour le Front national ?

Elles montrent la situation paradoxale de ce parti. Le Front national a effectué une progression spectaculaire au premier tour. Il a atteint un nouveau palier avec 27,8 % des suffrages exprimés. Il était présent au second tour dans l'ensemble des régions métropolitaines et va engranger de nombreux conseillers régionaux, c'est-à-dire poursuivre la constitution d'un réseau d'élus et de notables entamée aux précédentes élections, municipales et départementales. Mais il a échoué, au bout du compte, à remporter une seule région. Il reste un parti hors système, incapable pour l'instant de nouer des alliances avec d'autres partis, incapable de réunir, au second tour, une majorité en sa faveur. Pour Marine Le Pen, c'est ainsi un demi-succès. Sa stratégie de constitution d'un réseau d'élus est validée, mais les choses évoluent plus lentement qu'elle ne le voudrait pour pouvoir asseoir la crédibilité de son parti. Une région gagnée lui aurait permis de montrer que le Front national est capable de gouverner un territoire important. Pour la gauche et la droite, il n'y a cependant pas de quoi pavoiser. Loin de là. Le FN continue sa progression lentement, mais sûrement. Il est grand temps d'y réfléchir et de ne plus se contenter de formules incantatoires.

“Le Front national n'est pas encore ‘aux portes du pouvoir’, comme certains le disent un peu vite.”

Marine Le Pen peut-elle gagner la prochaine présidentielle ?

Il faut être prudent, car on ne sait pas ce qui peut arriver d'ici là. De nouveaux attentats ? La percée de nouvelles forces ou personnalités à gauche ou à droite ? Aujourd'hui, il semble que la dynamique électorale qui porte le Front national devrait se poursuivre, car ses ressorts ont peu de chance de disparaître rapidement. Par quel miracle sortirait-on de la crise économique d'ici à 2017 ? Comment la question des réfugiés, le problème du terrorisme pourraient-ils se régler en quelques mois ? Comment le reste de la classe politique — usée par le pouvoir, à court d'idées nouvelles, disqualifiée aux yeux d'un grand nombre d'électeurs — pourrait-il se régénérer en un temps aussi court ? Il ne faut donc pas se voiler la face : oui, Marine Le Pen peut se qualifier pour le deuxième tour de la prochaine présidentielle et même arriver en tête au premier avec quelque 30 % des voix. De là à remporter l'élection, dès 2017, c'est une autre histoire. Le Front national, c'est la thèse principale de notre livre, est dans une situation d'entre-deux. Il n'est pas un « nouveau » parti, comme il le prétend. Et il n'est pas encore « aux portes du pouvoir », comme certains le disent un peu vite. D'abord parce qu'il continue à susciter le rejet d'une large majorité de Français qui disent « je ne voterai pour lui en aucun cas ». Et surtout parce qu'il n'a pas encore gagné la bataille de la crédibilité. Seul un petit tiers des Français considèrent que le FN est capable de gouverner le pays et Marine Le Pen d'en être la présidente.

Le Front national se proclame « premier parti de France ». Qu'en pensez-vous ?

En termes électoraux, c'est vrai. Ces dernières élections l'attestent clairement. Du point de vue du nombre de militants, en revanche, avec cinquante-cinq mille adhérents encartés, le FN en compte trois fois moins que le parti Les Républicains ou le PS. Mais surtout, un parti qui prétend gouverner doit pouvoir s'appuyer sur un réseau d'élus enracinés localement. A cet égard, le FN est loin du compte. Deux députés, deux sénateurs, onze communes sur trente-six mille. Ces élections régionales, évidemment, vont lui apporter de nombreux conseillers régionaux. Les choses avancent petit à petit, mais cela ne suffit pas encore pour lui donner une expérience convaincante du pouvoir.

“Le contexte de cette élection a été porteur pour le FN. Mais si l'on veut comprendre ce vote, il faut remonter à des racines plus anciennes.”

Comment expliquer la progression électorale du Front national ?

D'un point de vue conjoncturel, le contexte international lui est favorable. La crise des réfugiés, même si la France est un des pays qui en accueille le moins, fait peur. Nous n'avons déjà pas assez d'emplois, pas suffisamment d'aides sociales, de logements, pensent les électeurs du FN, pourquoi les réfugiés en bénéficieraient-ils ? Ce sont exactement les arguments de Marine Le Pen, qui prône la « priorité nationale » et « les Français d'abord ». La crainte des attentats, le choc du 13 novembre touchent également une corde sensible des électeurs du Front : le besoin de sécurité. Marine Le Pen lie ces deux crises dans une équation simple : immigration = réfugiés = risques de djihadistes dans leurs bagages. Et la colère s'ajoute à la peur : le gouvernement n'aurait rien fait depuis les attentats contre Charlie Hebdo et l'Hyper Casher de Vincennes. Le contexte de cette élection a donc été porteur pour le FN. Mais si l'on veut comprendre ce vote, il faut remonter à des racines plus anciennes.

Lesquelles ?

La crise économique pour commencer. Pour les électeurs du FN, elle est liée à l'incompétence des politiques. La droite et la gauche ont été au pouvoir, ils ont gouverné ensemble, et ils ont échoué. Pourquoi ne pas essayer le Front national ? La méfiance à l'égard de l'Europe, synonyme d'ouverture des frontières à l'immigration, est un autre élément constitutif du vote FN. Et cela avant même le traité de Maastricht. La peur des immigrés est, depuis longtemps, au centre des préoccupations des électeurs du Front national. Ils sont à leurs yeux une triple menace : économique, ils viennent prendre nos emplois ; identitaire, ils ne vivent pas comme nous ; et politique, demain nous aurons un maire musulman. Compte tenu de l'histoire coloniale française, Marine Le Pen n'a qu'à prononcer le mot « immigré » et tout vient à la suite, la guerre d'Algérie, le Maghreb, l'islam, et aujourd'hui le terrorisme, le djihad et la menace pour mon identité et celle de la France.

Peut-on parler de dynamique en faveur du Front national ?

Oui. Certes, le parti a connu une dynamique comparable quand il était dirigé par le tandem Jean-Marie Le Pen-Bruno Mégret. Le premier assurait le rôle de tribun et le second s'occupait de l'intendance, de l'organisation et des structures. C'était un excellent partage des tâches. Mais leur séparation et la scission de décembre 1998 — Bruno Mégret a été exclu et a fait sécession avec la moitié des cadres et des élus — ont mis le FN à terre. Marine Le Pen s'est attelée à la reconstruction avec pas mal d'atouts. D'abord, c'est une Le Pen, le parti reste dans les mains de la famille, rassemblée autour du nom. Et elle s'est lancée très vite dans une stratégie de « dédiabolisation », que les médias ont relayée avec complaisance comme si elle avait déjà réussi. Cette stratégie consiste à dire « nous ne sommes ni racistes, ni antisémites, ni xénophobes, nous sommes un parti comme les autres ». A la différence de son père, elle ne tient jamais de propos antisémites. Elle s'est même fortement opposée à lui, bien avant son élection à la tête du parti en 2011, en particulier quand il avait dit que l'occupation allemande n'avait pas été si inhumaine. Elle est née en 1968, la Seconde Guerre mondiale, l'Algérie, l'anticommunisme sont pour elle de vieilles histoires. Et la mise en sourdine de l'antisémitisme lui permet de se développer électoralement. L'immigration, l'Europe, l'islam sont ses vraies préoccupations. Et elle a su organiser son discours pour le rendre acceptable dans une démocratie où, après le traumatisme de la Shoah, l'antiracisme est devenu la norme.

“Sur le fond, la doctrine du Front national n'a guère changé : ‘Français d'abord ’.”

En disant « nous ne sommes pas intolérants, ce sont les islamistes qui le sont et ils constituent une menace pour le droit des femmes, pour les homosexuels, pour les Juifs ». Tout récemment, elle brossait ainsi la vision d'horreur d'une France où la charia remplacerait la Constitution et le voile serait imposé aux femmes. En fait de « dédiabolisation », l'outrance de ses propos sur l'islam n'a rien à envier à celle de son père. Et, sur le fond, la doctrine du parti n'a guère changé : « Français d'abord ». La stratégie de Marine est subtile, car elle marie normalisation et diabolisation en prenant soin de tenir régulièrement des propos choquants sur les musulmans ou l'islam pour attirer l'attention des médias et parce qu'elle sait, comme son père, qu'« un Front national gentil ça n'attire personne ».

Qui sont les électeurs du Front national ?

Il n'existe pas de profil type de l'électeur FN, chaque élection a ses enjeux propres et les électeurs se renouvellent. Mais, si l'on excepte les élections européennes de 1984, où le FN avait mobilisé les beaux quartiers en colère contre les « socialo-communistes » et la candidature jugée trop modérée de Simone Veil, depuis 1986, il y a des constantes. La première, c'est le diplôme. Plus on a fait d'études, moins il y a de chances qu'on vote pour le Front national. Pourquoi ceux qui n'ont pas fait d'études votent-ils pour le FN ? Sans doute par ressentiment quand ils se trouvent condamnés aux petits boulots sans grand avenir. Mais aussi parce que l'école est le lieu de l'ouverture sur le monde, d'autres cultures, sur la complexité aussi. Le discours ethnocentrique, les solutions simplistes du FN passent plus facilement auprès de ceux qui n'en ont pas bénéficié. Le second trait de l'électorat du Front national était la surreprésentation des hommes par rapport aux femmes. Non seulement la religion catholique influençait les femmes plutôt âgées qui jugeaient que le message des Evangiles était incompatible avec la doctrine frontiste, mais les jeunes femmes émancipées fuyaient un programme traditionaliste prônant la femme au foyer et le salaire maternel. La personnalité plutôt macho de Jean-Marie Le Pen, amateur de jeux de mots sexistes, n'arrangeait rien. Depuis l'arrivée de Marine Le Pen aux commandes, cet écart a disparu. La nouvelle présidente s'adresse aux femmes, elle a divorcé deux fois, vit avec son compagnon hors des liens du mariage, a élevé ses enfants en conciliant vie professionnelle et responsabilités politiques. Elle a réussi, en 2012, à briser la barrière qui retenait les femmes de voter pour son parti, notamment chez les employées du commerce.

Quelle est la place des jeunes dans cet électorat ?

Ce sont plutôt les jeunes sans diplôme qui votent pour le Front national, mais attention aux généralisations. En 1981, les jeunes avaient voté en nombre pour François Mitterrand, en 1995 pour Jacques Chirac, cette fois-ci pour Marine Le Pen et les candidats frontistes. Autrement dit, les jeunes amplifient les mouvements du corps électoral, ils sont une sorte de miroir grossissant des tendances qui traversent l'électorat. Mais il ne faut pas exagérer l'attraction exercée par le FN sur les jeunes, même si elle existe. L'abstention y est particulièrement forte : seuls 30% des 18-24 ans sont allés voter au premier tour des régionales.

“Les élus de la gauche et de la droite apparaissent coupés des gens… Ils vont devoir faire de la politique autrement, réinventer la démocratie locale.”

Du côté de la droite et de la gauche, on a le sentiment d'une déroute totale face à la progression du FN...

Quand, en 2012, j'ai travaillé avec Céline Braconnier auprès de personnes socialement précaires, elles nous disaient que Marine Le Pen ça changeait des « costard-cravate », qu'elle « faisait moins bourge » et que, au moins, quand elle parle, « on comprend ce qu'elle dit ». Les élus de la gauche et de la droite apparaissent coupés des gens, qui ont le sentiment qu'ils allument la lumière de leurs permanences politiques quinze jours avant l'élection et l'éteignent dès que les urnes sont rangées. Ils vont devoir faire de la politique autrement, réinventer la démocratie locale. Et se garder de deux erreurs majeures face au Front national. La première consiste à reprendre ses thèmes, c'est la pire solution. Placer l'immigration et le discours sécuritaire au coeur du débat légitime les idées du Front national. Quand on se bat, on entraîne l'adversaire sur son terrain, on ne va pas sur celui où il veut vous emmener. Aujourd'hui, la droite donne l'impression de courir derrière le FN. La seconde erreur consiste à faire la morale, à diaboliser le FN et ses électeurs. Réduire la politique à un combat contre le mal est absurde, la morale n'appartient à personne, il y a d'évidence des bons et des méchants dans tous les camps. La diabolisation de l'adversaire lui permet de se poser en victime, ce que Marine Le Pen ne manque pas de faire.

La montée du FN n'oblige-t-elle pas à une recomposition de l'écosystème politique, les partis traditionnels paraissant à bout de souffle ?

Elle oblige en tout cas à s'interroger sur de nouvelles formes de participation politique, venant d'en bas, sans passer par les canaux partisans ni même associatifs. Je pense notamment aux travaux du sociologue danois Henrik Bang sur les « everyday makers », qui essaient, à travers des projets concrets, de changer le monde au quotidien à leur niveau, celui de l'école, de l'entreprise, de l'hôpital.

Et les partis, que doivent-ils faire ?

De la politique. Revenir auprès des gens, les écouter. Répondre à la légitime inquiétude à l'égard de l'Europe, devenue synonyme d'austérité. Se préoccuper de la sécurité des Français, mais pas seulement face au terrorisme ou à la délinquance, du point de vue social aussi. Si on se contente de dire non au FN, on va dans le mur. D'abord parce que cela fait de lui l'alpha et l'oméga de la politique française, ce qu'il n'est pas. Et parce que les électeurs ne veulent pas donner un chèque en blanc aux autres partis juste pour éviter Marine Le Pen. Vous, leur demandent-ils, vous nous proposez quoi ?

1948 Naissance à Neuilly-sur-Seine.
1984 Doctorat d'Etat en science politique.
1989 Le Front national à découvert (avec Pascal Perrineau).
1999 Ces Français qui votent Le Pen.
2005 Présidente de l'Association française de science politique.
2010 Sociologie des comportements politiques.
2015 Les Inaudibles. Sociologie politique des précaires (avec Céline Braconnier).

À lireLes Faux-Semblants du Front national. Sociologie d'un parti politique, sous la direction de Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer, éd. Presses de Sciences-Po, 2015, 606 p., 26 €.

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