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Le traité Start, "avant tout une victoire diplomatique"

Bruno Tertrais, de la Fondation pour la recherche stratégique, souligne que, dans le cadre de l'accord, les Etats-Unis et la Russie pourraient quand même "détenir autant d'armes que sous le traité précédent".

Par Chat modéré par Luc Vinogradoff

Publié le 09 avril 2010 à 17h49, modifié le 09 avril 2010 à 18h17

Temps de Lecture 12 min.

bge : Que représente l'accord Start pour la diplomatie américaine et pour la diplomatie russe ?

Bruno Tertrais : Pour les diplomaties des deux pays, c'est une victoire indéniable. Du côté américain, Obama avait besoin d'un succès, car sa politique d'ouverture n'avait pas jusqu'à présent donné les fruits escomptés. Du côté russe, c'est également une victoire : cela permet de maintenir l'illusion de la parité entre les deux grandes puissances. Cet aspect diplomatique est peut-être le plus important du traité, car sa portée stratégique est limitée.

bge : Ce premier pas bilatéral vers un désarmement laisse-t-il augurer de mesures continuant dans ce sens dans un cadre multilatéral ?

Bruno Tertrais : Le processus de désarmement russo-américain a sa logique propre, car les arsenaux des deux pays sont en grande partie construits pour faire face à la menace de l'autre partie. Donc il n'y a pas de raison a priori d'engager un processus multilatéral de désarmement du fait de cet accord. D'autant plus que les réductions consenties par les deux pays sont en fait modestes : après la mise en œuvre de ce nouveau traité Start, Moscou et Washington détiendront encore quelque 90 % de l'arsenal mondial.

Quant à la conférence d'examen du traité de non-prolifération qui se tiendra à New York en mai, c'est une autre affaire : s'il y sera question de désarmement, son objet principal est la non-prolifération nucléaire ainsi que l'accès au nucléaire civil.

Etienne M. : Quelle est l'utilité pour les Etats-Unis et la Russie de conserver un arsenal aussi surdimensionné, alors que l'arsenal nucléaire français, comportant environ 300 têtes, est jugé suffisant pour dissuader n'importe quel adversaire potentiel ?

Bruno Tertrais : Bonne question ! En fait, ces arsenaux sont très largement un héritage de la guerre froide et de la course aux armements. Dans les années 1960 et 1970, notamment, les deux "grands" accumulaient des armes nucléaires sans véritable logique stratégique. Le problème, c'est que désarmer est plus difficile que s'armer.

C'est donc un processus très lent, d'autant plus que les usines de démantèlement des armes sont déjà saturées. J'ajoute que de nombreux experts américains et russes considèrent que Moscou et Washington pourraient avoir des forces de dissuasion tout à fait crédibles en réduisant le nombre de leurs armes stratégiques à environ un millier chacun. Mais on en est très loin : le stock américain est de l'ordre de 9 000 armes, et le stock russe, de l'ordre de 12 000…

AUCUN PROGRÈS SUR LA TRANSPARENCE

Sébastien : Pensez-vous que ce traité représente une avancée pour les deux pays en terme de transparence et de vérification dans la réduction des arsenaux ?

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Bruno Tertrais : Pas vraiment. En effet, les procédures de vérification du traité de Prague sont héritées du traité Start-1, qui a expiré en décembre 2009. Il n'y a donc pas d'avancée de ce point de vue, et l'on peut même dire qu'il y a un certain recul, puisque les procédures de vérification du traité de Prague sont allégées au regard de celles du traité Start-1. Il est vrai que si ces procédures sont allégées, c'est aussi parce que les deux Etats disposent de moyens de renseignement plus performants que cela n'était le cas à l'époque de la signature de Start-1.

Enfin, sur la transparence : il n'y a aucun progrès dans ce domaine, puisque Moscou et Washington continuent de ne rien dire sur la taille réelle de leurs arsenaux. Les chiffres qui circulent sont des estimations faites par des experts.

J. : Pourriez-vous d'une part revenir rapidement sur la différence entre un accord de maîtrise des armements et un accord de désarmement et d'autre part expliquer pourquoi le traité New Start relève de la première catégorie et non pas de la seconde ?

Bruno Tertrais : Le désarmement consiste à détruire ou à démanteler des armes. La maîtrise des armements consiste à encadrer l'évolution des arsenaux. Dans la mesure où le nouveau Start n'oblige aucun des deux protagonistes à réduire leur nombre d'armes stratégiques, on ne peut pas vraiment parler de désarmement. Il faut rappeler qu'aux termes de ce nouveau traité, Moscou et Washington pourraient en effet, sur le papier, détenir autant d'armes que sous le traité précédent, qui avait été signé à Moscou en 2002.

Cela est dû à un mode de comptabilité des armes qui est très particulier et en partie artificiel. Il y aura des destructions de vecteurs, c'est-à-dire de missiles, mais celles-ci auraient de toute façon été réalisées. En revanche, on peut parler de maîtrise des armements car les procédures de vérification, même si elles sont allégées, permettent aux deux pays de garder un œil sur ce que fait l'autre, et empêchent – sauf si l'un des deux se retirait du traité – un retour à la course aux armements.

bge : Que représente le traité Start pour les Européens ? Est-ce un traité conclu "au-dessus de leurs têtes" ?

Bruno Tertrais : Le traité a été négocié uniquement entre Washington et Moscou, mais ceci n'est pas vraiment choquant car l'équilibre stratégique russo-américain est tout de même moins important pour la sécurité de l'Europe qu'il ne l'était au temps de la guerre froide. Par ailleurs, la plupart des pays européens sont plutôt favorables à une poursuite du désarmement nucléaire. Cela dit, les Etats-Unis ont, tout au long du processus qui les a conduits à réviser leur politique nucléaire – processus qui se déroulait en parallèle avec la négociation du traité –, consulté leurs principaux partenaires pour s'assurer que les intérêts de ces alliés ne seraient pas lésés.

C'est très important pour les pays protégés par la dissuasion américaine, comme par exemple le Japon ou la Pologne. J'ajoute que les deux puissances nucléaires européennes, la France et le Royaume-Uni, ont été étroitement associées au processus de réflexion américain. C'est une grande première et un point positif pour l'administration Obama.

bge : L'UE a-t-elle une stratégie cohérente dans ses efforts de dénucléarisation ?

Bruno Tertrais : Il est très difficile de s'accorder sur ces questions au sein de l'Union européenne, car celle-ci réunit des pays qui ont des cultures et des opinions très différentes sur le nucléaire militaire – comme d'ailleurs sur le nucléaire civil. Entre la France et la Suède, par exemple, ce ne sont pas exactement les mêmes visions. L'Union européenne développe petit à petit sa culture stratégique propre, mais elle n'est pas un acteur direct du débat sur le désarmement. Elle intervient toutefois activement dans le domaine de la non-prolifération et contribue financièrement au démantèlement des arsenaux de l'ex-Union soviétique.

LES TRAITÉS DE DÉSARMEMENT NE CONCERNENT PAS LA POLITIQUE DE DISSUASION

J. : Quel impact le New Start aura-t-il sur la France ?

Bruno Tertrais : Aucun, à mon sens. Ce traité ne réduit pas les arsenaux russe et américain à des niveaux équivalant à ceux que Paris et Londres détiennent. On peut même dire que la France est satisfaite de voir les Etats-Unis baisser d'un ton leur rhétorique abolitionniste. Je n'imagine pas du tout la France sous pression pour qu'elle réduise à nouveau son arsenal nucléaire. Paris se félicite plutôt du fait que l'Amérique se soit finalement engagée en ce qui concerne le nucléaire dans une voie plus réaliste que ce qu'elle craignait il y a un an, au moment du discours de Prague de Barack Obama.

bge : Sa stratégie de dissuasion n'est-elle pas à revoir ?

Bruno Tertrais : Je ne vois pas pourquoi. Les traités de désarmement ne concernent pas la politique de dissuasion. Le niveau de 1 550 "armes stratégiques déployées" était même le niveau préféré par Washington car il ne contraignait pas le Pentagone à réviser fondamentalement sa planification nucléaire. En revanche, si les Etats-Unis avaient, par exemple, décidé par la même occasion d'adopter une doctrine nucléaire de "non-emploi en premier", il y aurait certainement eu des pressions pour que la France fasse de même. Mais notre pays a toujours fait preuve d'une grande indépendance dans ce domaine et ne se laisse pas vraiment dicter ses choix nationaux sur la dissuasion par les Etats-Unis…

bge : Dans quelle mesure l'enjeu du dossier nucléaire iranien constitue-t-il la toile de fond du traité Start ?

Bruno Tertrais : La question nucléaire iranienne fait bien évidemment partie de la toile de fond de tous les grands rendez-vous stratégiques internationaux. Sur le plan technique, il n'y a aucun lien entre la négociation du traité et la question iranienne, sauf sur un point particulier. L'un des points de friction entre Moscou et Washington était la question des défenses antimissile, qui sont en effet conçues en partie pour parer à une éventuelle future menace iranienne. Or les Russes voulaient absolument contraindre le développement de ces défenses antimissile. Ils n'ont pas eu gain de cause, et il faut dire que sur ce point, le désaccord entre les deux pays reste entier.

La question doit faire l'objet d'un échange de lettres entre Obama et Medvedev, qui complétera le traité de Prague, mais on n'a pas encore connaissance du contenu de ces lettres. Enfin, la question iranienne fait partie du contexte politique de la relation russo-américaine : les Etats-Unis espèrent qu'une amélioration du climat stratégique entre les deux capitales rendra plus facile le soutien de Moscou à des sanctions renforcées. L'avenir dira si ce pari était justifié.

Etienne M. :  Sera-t-il réellement un moyen de pression sur l'Iran, au vu de l'aspect relativement limité des réductions de têtes ?

Bruno Tertrais : Non. Il n'y a aucune raison que ce traité ait un impact direct ou indirect sur Téhéran. Et je ne suis même pas sûr qu'un engagement américano-russe sur l'abolition des armes nucléaires aurait le moindre effet sur le programme nucléaire iranien.

LE DÉSARMEMENT, PRODUIT DES RELATIONS POLITIQUES

Jean : Peut-on envisager que le projet Start influe sur la politique militaire nucléaire de pays tels que la Chine, l'Inde ou le Pakistan, ou tout du moins ait une influence qui dépasse la sphère occidentale ?

Bruno Tertrais :Bonne question. En effet, c'est pour moi l'occasion d'ajouter que l'un des critères qui a présidé au choix de ce fameux chiffre de 1 550 armes est la crainte partagée à Moscou et à Washington de voir un jour la Chine tentée de se hisser au niveau des deux grandes puissances nucléaires. La Russie s'inquiète pour elle-même, et les Etats-Unis s'inquiètent, eux, pour la sécurité du Japon. Il reste en effet très important pour les Japonais, même s'ils ont aujourd'hui un gouvernement plutôt favorable au désarmement nucléaire, que la dissuasion américaine soit en situation de supériorité vis-à-vis de la Chine.

Pour ce qui concerne l'Inde et le Pakistan : les choix stratégiques de ces deux pays sont bien davantage déterminés en fonction de paramètres régionaux que des évolutions de l'équilibre stratégique mondial. Le traité n'aura donc pas d'effet sur eux.

Etienne M. : "Armes stratégiques déployées" sous-entend qu'il existe un stock d'armes non déployées. Qu'en est-il de ce dernier ?

Bruno Tertrais : Bien entendu. En fait, trois autres catégories d'armes ne sont pas concernées par le traité de Prague : les armes stratégiques en réserve, les armes "non stratégiques", et enfin les armes qui ne sont plus opérationnelles et sont en attente de démantèlement. Pour ce qui concerne les armes stratégiques en réserve, les chiffres sont confidentiels mais ils représentent sans doute quelque 1 500 à 2 000 armes du côté russe, et 2 000 à 2 500 armes du côté américain.

Pour les armes "non stratégiques", il y a une énorme disparité entre les deux pays : quelques centaines du côté américain, plusieurs milliers du côté russe. Enfin, les armes en attente de démantèlement représentent elles aussi plusieurs milliers d'armes de chaque côté. C'est ce qui explique qu'on arrive aux évaluations que je mentionnais tout à l'heure : 9 000 armes au total du côté américain, et sans doute quelque 12 000 armes du côté russe.

HGW : Qu'est-ce que la signature de ce traité révèle de la relation Etats-Unis - Russie aujourd'hui ?

Bruno Tertrais : Elle en révèle toutes les complexités. Le désarmement est généralement un produit des relations politiques plutôt que l'inverse. Il faut rappeler, à cet égard, que les premiers vrais traités de désarmement nucléaire n'ont été signés qu'après la transformation des relations entre les deux pays, à la fin des années 1980. Si Moscou et Washington ont eu autant de mal à négocier le traité de Prague, c'est bien la preuve que les divergences politiques et stratégiques restent extraordinairement fortes.

On verra d'ailleurs que le processus de ratification par les parlements sera difficile des deux côtés. Et lorsqu'on entend un des deux signataires parler d'un éventuel retrait du traité le jour même des cérémonies, c'est que la confiance ne règne pas !

Michael C. :  Nous parlons aujourd'hui de dénucléarisation et pourtant les vecteurs continuent eux de monter en performance. Ceci n'est-il pas contradictoire ?

Bruno Tertrais : Justement, non. C'est bien parce que les Etats-Unis, notamment, disposent de missiles de plus en plus performants, notamment du point de vue de la précision, qu'ils estiment être en mesure de confier de plus en plus à des forces conventionnelles des missions autrefois dévolues à leurs forces nucléaires.

C'est pour cela que l'on dit traditionnellement que les Etats-Unis sont sans doute l'un des seuls pays nucléaires qui pourraient se permettre de se passer de l'arme nucléaire, tant sa supériorité est écrasante sur le plan des moyens militaires classiques. Les armées américaines ont de nombreuses faiblesses, mais dans ce domaine-là, elles ont une nette avance sur le reste du monde.

Laurent Bigot :  Pensez-vous que, stratégiquement parlant, un monde sans armes nucléaires soit envisageable ?

Bruno Tertrais : Je pense que la question est en fait plus politique que stratégique. A mon sens, un monde sans armes nucléaires ne deviendra possible qu'à partir du moment où les relations entre grandes puissances auront changé de nature. Si on abolissait aujourd'hui les armes nucléaires d'un coup de baguette magique, le monde n'en serait pas moins dangereux : il serait au contraire, à mon sens, plus dangereux. Les conditions de la disparition des armes nucléaires ne sont pas remplies aujourd'hui. Il faut ajouter à cela que de nombreux pays, dont des puissances émergentes, voient encore dans l'arme nucléaire un instrument de statut international.

Mon idée personnelle là-dessus est que la question de l'abolition nucléaire est ainsi indissociable de celle de la réforme de la gouvernance mondiale. En fait, je vois trois scénarios susceptibles de conduire à la disparition de l'arme nucléaire :

1) si l'on mettait au point des instruments militaires susceptibles d'avoir les mêmes effets dissuasifs que l'arme nucléaire et des instruments politiques permettant de satisfaire aux revendications de statut des pays émergents ;

2) à très long terme, une pacification des relations internationales qui pourrait accompagner une avancée générale de la démocratie dans le monde ;

3) un conflit nucléaire qui conduirait à un mouvement de dénucléarisation généralisée.

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