Nicolas Roméas (avatar)

Nicolas Roméas

Acteur culturel, auteur, Nicolas Roméas fait aujourd'hui partie de l'équipe de bénévoles du site L'Insatiable (www.linsatiable.org) en tant que rédacteur en chef. Il participe également à la nouvelle revue L'Insatiable papier.

Abonné·e de Mediapart

120 Billets

0 Édition

Billet de blog 26 novembre 2020

Nicolas Roméas (avatar)

Nicolas Roméas

Acteur culturel, auteur, Nicolas Roméas fait aujourd'hui partie de l'équipe de bénévoles du site L'Insatiable (www.linsatiable.org) en tant que rédacteur en chef. Il participe également à la nouvelle revue L'Insatiable papier.

Abonné·e de Mediapart

Ce que dit de l'humain cet art que nous devons défendre

De quoi s'étonne-t-on ? Une société dirigée par une grande bourgeoisie financière obsédée par la rentabilité de toutes les activités humaines peut-elle faire autre chose que ce qu'elle fait aujourd'hui ?

Nicolas Roméas (avatar)

Nicolas Roméas

Acteur culturel, auteur, Nicolas Roméas fait aujourd'hui partie de l'équipe de bénévoles du site L'Insatiable (www.linsatiable.org) en tant que rédacteur en chef. Il participe également à la nouvelle revue L'Insatiable papier.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Tout est et sera utilisé dans ce sens. Tout. Ce qu'on appelle la culture n'est pas privilégiée par ces gens ? Mon dieu, quelle surprise. Le geste artistique réel, absolument détaché de tout système de valeurs autre que symbolique, est la dernière trace dans cette civilisation de la possibilité d'une façon différente de considérer (et ressentir) la relation entre les humains. D'un autre système de valeurs. C'est pourquoi cette société-là veut en éliminer jusqu'à la possibilité d'existence. Mais elle ne le fera pas de façon ostentatoire, elle le fera de façon sournoise, car elle prétend donner à l'art une valeur qui le fait entrer dans les prérogatives de ce qui est abusivement nommé l'"élite": une valeur figée, définie au stock exchange des experts et qui se transforme finalement en valeur monétaire. Une valeur qui n'a rien à voir avec la puissance symbolique, qui s'oppose à celle-ci et s'impose comme quelque chose d'écrasant, de surplombant, d'inaccessible qui échappe au commun des mortels et la plupart du temps se concrétise inéluctablement de façon quantitative, par une certaine quantité de pouvoir ou d'argent.

Illustration 1
Image Olivier Perrot

Cette société éliminirera le geste artistique réel en en supprimant l'une après l'autre toutes les conditions concrètes d'existence, à commencer par la possibilité de se retrouver, ensemble, sans aucune contrainte marchande, autour d'un geste (ou de la trace d'un geste) qui nous traverse, transperce nos conventions sociales et fait vivre en nous ce théâtre d'ombres où s'agitent des puissances symboliques que nous partageons, ce mouvant palimpseste qui compose notre humanité. La possibilité d'échanger autour de ce geste, d'avancer dans la perception de nos existences en échangeant à travers lui et grâce à lui. Ce que nous appelons notre "culture".

Elle pourra le faire si nous oublions que ce geste est vital, que c'est l'outil premier de la relation, au-delà de nos "identités" minuscules et fragiles, celui qui permet d'éveiller les forces souterraines qui nous relient au fond imaginaire commun. Ce qui implique des lieux, des possibilités, des règles totalement étrangères à celles de cette civilisation.

Pas d'image, pas d'objet qui tienne, pas de spectacle, pas d'événement, rien de tout ça ne compte en vérité. Ce ne sont au mieux que des traces. Ce qui compte c'est uniquement ce qui a lieu, ce que cela permet de vivre et de ressentir et de sentir bouger en soi, la possibilité d'un dépassement du rôle social et d'une relation dialogique qui passe par le symbole hors de tout rapport d'intérêt, d'argent, de pouvoir, de tout rapport de force, de toute domination. La réinitialisation de l'être et du commun à tous par le bouleversement ou la sidération partagés. C'est ce qui nous reste de la transe et c'est ce que porte secrètement ce geste. Bouleverser les imaginaires communs, c'est changer la réalité. C'est pourquoi on peut dire très simplement que l'art est politique. C'est pourquoi, en imposant le regard qu'on porte sur lui, en le privant de sa fonction dialogique, on le prive de sa force d'action. En un mot, on le castre. On l'empêche d'agir sur nos sensibilités, de faire réagir au fait que la société dans laquelle nous vivons est, plus encore que barbare, déshumanisée et déshumanisante.

Cette société peut nous faire croire qu'elle reconnaît l'art comme une chose précieuse qui vaut de la considération et de l'argent, mais elle ne fait que l'extraire de sa propre réalité, son contexte relationnel nécessaire, qui est une transformation des vieux rituels de sacralisation en une puissante pratique de relation entre humains, et de connaissance. C'est ce contexte qu'elle veut détruire, car il porte la trame d'une société différente. Si celle que nous subissons peut détruire l'art sans avoir l'air d'y toucher c'est que nous ne défendons pas l'essentiel, ce que l'art nous dit de l'être humain. Lorsque nous nous contentons de défendre les modes d'accès à l'art que sont les spectacles et les différentes formes de production-consommation proposés par cette société, nous ne défendons pas forcément l'essentiel, qui est un autre mode de relation entre les humains. Il ne faudrait pas perdre la mémoire. Nous ne pouvons nous satisfaire de défendre un bel acquis qui s'amenuise, détruit par des idiots cyniques, il faut retrouver, fonder, un geste performatif, actif et non seulement spectaculaire.

Illustration 2
Image Olivier Perrot

Je ne veux pas dire qu'il ne faut pas défendre aujourd'hui les artistes et les lieux d'art et de spectacles, il faut le faire évidemment, il faut se battre pour ceux qui y croient malgré tous les obstacles, il faut défendre la place, même petite qu'on leur laisse encore dans ce monde. Il faut le faire avec une certaine exigence, une conscience de notre responsabilité. Qui est grande.

Nous avons déjà beaucoup trop renoncé à nous battre pour le rôle réel de l'art, et si nous ne défendons pas ce qui est important, ce qui le rend absolument irrécupérable par les capitalistes, à savoir que ce geste est toujours essentiellement politique au sens véritable de ce mot, c'est-à-dire, indissociablement, partie prenante d'un contexte relationnel où il peut s'exercer, ce que nous défendons et qui n'est déjà plus qu'une parodie, sera de toute façon voué à disparaître sous les coups insidieux des marchands de marchandises.

Tant que nous n'aurons pas d'autre ambition que de défendre l'existant contre (et dans) un système qui ne va jamais cesser de le ronger, en oubliant de rappeler avec force le rôle politique fondamental du geste artistique, largement aussi vital pour l'être humain que les enjeux environnementaux et depuis longtemps étouffé dans cette civilisation, nous accompagnerons sans le vouloir un processus de destruction qui concerne la société entière et donc finalement "la planète".

Nicolas Roméas

www.linsatiable.org

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.