RECHERCHES
rose-marie lagrave
FEMINISTES OU RECHERCHES SUR US FEMMES ?
"Etre femme, c'est pour Sabina une condition qu'elle n'a pas choisie. Ce qui n'est pas l'effet d'un choix ne peut être tenu pour un mérite ou pour un échec. Face à cet état qui nous est imposé, il faut, pense Sabina, trouver la bonne attitude. Il lui paraît aussi absurde de s'insurger contre le fait qu'elle est née femme que de s'en faire gloire". Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être.
Tous les inconvénients et tous les risques sont réunis quand on fait l'analyse d'un champ scientifique dans lequel on est inséré. Lorsque, de surcroît, cette analyse concerne les recherches sur les femmes et les recherches féministes, l'entreprise, pour plusieurs raisons, devient plus périlleuse encore. Elle réactive un débat récurrent sur la délimitation du "scientifique" et du "non scientifique" à propos d'un sujet sensible car il est au cœur des antagonismes sociaux : les rapports entre masculin et féminin. Les études sur les femmes, portées par le mouvement de libération des femmes, dérangent en outre plus que d'autres l'ordre scientifique établi parce qu'elles sont à la fois critique épistémologique, politique et institutionnelle de la science qui exclut les études sur les femmes des objets légitimes. A ces raisons s'ajoutent les résistances à l'analyse propres à cette fraction féminine de la communauté scientifique qui tient à une image irénique d'elle-même forgée dans le mouvement de libération des femmes où la notion de "sororité" a servi à masquer des luttes de concurrence et d'influence entre groupes militants. Aussi cette étude est-elle perçue comme une tentative de récupération individuelle d'une entreprise collective, soupçonnée de trahir des secrets connus de tous.
Tenter d'objectiver un espace auquel on est mêlé par d'inextricables liens, tant intellectuels qu'affectifs, c'est être capable de dire que le chercheur, dans le cas présent, est façonné par
La trahison des clercs
*Ce texte présente le premier bilan d'une recherche en cours et s'appuie sur une enquête réalisée en collaboration avec Juliette Caniou.
une histoire collective dont il doit maîtriser les effets sous peine de réintroduire le point de vue de sa position et ses propres intérêts (1). La seule manière d'échapper au soupçon de trahison ou de partialité, c'est de prendre pour objet le jeu et les enjeux qui commandent l'ensemble des stratégies des groupes et des agents engagés dans ce champ, sans oublier que le chercheur qui prétend décrire est lui-même partie prenante du jeu. Faire cette analyse sociologique est également le moyen le plus sûr de se démarquer de la vision dominante qui impute à une "nature" féminine querelleuse les conflits d'intérêts inhérents à tout champ scientifique. Pour comprendre que le débat intellectuel, dont l'enjeu principal est de donner aux "classes" de sexe le primat épistémologique, recouvre également des rapports de force visant à imposer la manière légitime de faire des études sur les femmes, il faut d'abord retracer la genèse et la constitution progressive de ce champ pour expliquer ensuite la logique de son fonctionnement.
Le mouvement de libération des femmes a été le creuset des recherches sur les femmes car il a façonné durablement des dispositions à se vouer à la "cause des femmes", soit sous forme de militantisme, soit sous forme d'investissement savant dans la recherche. Dès 1972 on voit se profiler différents types de reclassements professionnels marqués par une préférence
l-En 1982, ce point de vue était explicité dans une communication. Les titres des 4 parties de cette communication sont significatifs de la position prise alors : 1) le féminisme, révélateur de l'histoire des femmes ; 2) pour une critique féministe de la recherche ; 3) un féminisme sélectif et réducteur ; 4) la recherche ne peut être féministe ; cf. R.-M. Lagrave, Les paradoxes du féminisme, in Femmes, féminisme et recherches, AFFER, Toulouse, 1984, pp. 909-913.
