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Sokal-Bricmont: Non, ce n'est pas la guerre

par Jacques Treiner

[Publié dans Le Monde, 11 octobre 1997, p. 18. Also available in English.]

Article d'information ou article d'opinion, il faut choisir.

Dans la page que Le Monde consacre à la publication du livre de A. Sokal et J. Bricmont, Impostures Intellectuelles, Marion Van Renterghem, dans un article fait pour rappeler au lecteur les éléments des polémiques en cours tout en glanant quelques réactions de personnes impliquées dans le débat, glisse brusquement en dernière colonne vers le billet d'humeur: ce livre serait une "opération scientiste de dévaluation intellectuelle", "la vraie victime [de Sokal et Bricmont], c'est la pensée". Diable, voilà de sérieuses accusations! Proférée par ...? Mais non, point de guillemets. C'est la journaliste qui exprime son propre point de vue. Plus loin, la conclusion finale de l'article: ce livre est la "vieille rengaine [...] des sciences "dures" aux sciences "molles" -- c'est-à-dire humaines". Faut-il entendre: des sciences inhumaines aux sciences humaines? Encore un point de vue personnel bien définitif. Comme de plus les seuls scientifiques français cités dans l'article[1] considèrent que les "dérapages" relevés par Sokal et Bricmont sont comme des coquetteries sans importance dans l'oeuvre de leurs auteurs, le lecteur est invité par le journal même à rallier la navrante contre-attaque nationaliste de Julia Kristeva: foin de ces Américains[2] jaloux du prestige de nos penseurs, à nous l'esprit d'Astérix, et que chacun rejoigne ses batteries! [3]

N'est-ce pas pourtant dans cette invite à la défense de la patrie attaquée que la pensée s'arrête? Les auteurs pris la main dans le sac sont français, certes, mais il n'y a pas de pensée française dont ils seraient les représentants. J. Lacan n'est pas la psychanalyse française, non plus que G. Deleuze la philosophie française, J. Kristeva la critique littéraire française ou B. Latour la sociologie des sciences française. Il n'y a pas, non plus, de complot US: une brève connection sur Internet permet d'apprécier la vigueur du débat chez les intellectuels américains, comme, du reste, la lecture du canular original de Sokal, reproduit en annexe du livre.

Est-ce bien le rôle du Monde que d'enfourcher pareil cheval de bataille?

La réflexion de Roger-Pol Droit est plus transparente, sa tribune étant libre -- explicitement. On note au passage qu'il accorde volontiers -- un peu trop volontiers? -- que d'illustres auteurs en sciences humaines ont produit moulte contresens en en appelant qui aux mathématiques, qui à la physique. On le suit volontiers, en retour, dans ses interrogations quant à la position d'où Sokal et Bricmont corrigent les copies, et sur laquelle je reviendrai. Mais pourquoi, en guise de chute, cette malhonnêteté -- je ne trouve pas d'autre mot -- qui consiste à prêter à nos correcteurs cette pensée selon laquelle "tout ce qui n'est pas énoncé mathématiquement ou vérifié expérimentalement" serait "dénué de sens"? Rien, absolument rien, dans les écrits de Sokal ou de Bricmont, ou dans ceux qui ont été produits à l'occasion de cette affaire, n'autorise à rabaisser le débat de cette façon: si les mathématiques sont bien incontournables en physique, aucun physicien, si "dur" soit-il, ne considère qu'elles sont au coeur des autres sciences naturelles -- a fortiori des sciences humaines; et c'est vouloir faire jouer des ressorts bien vulgaires chez le lecteur que de faire croire qu'un scientifique est incapable de comprendre que la référence à la "vérification expérimentale" n'a pas grand sens en histoire et que s'il existe autant de théories sur la monnaie que de spécialistes, c'est que l'expérimentation est plus problématique en économie qu'en physique.

Un mot sur la correction des copies.

Si tel physicien de renom interrompait d'une tape paternaliste tel psychanalyste au travail en lui révélant que nous sommes tous, n'est-ce pas?, constitués de particules microscopiques relevant de la mécanique quantique, et que sans une compréhension de celle-ci, il est illusoire de prétendre comprendre quoi que ce soit au destin de la libido, le psychanalyste le renverrait -- du moins je l'imagine -- à ses quantons en lui expliquant un peu sèchement -- du moins je l'espère -- que chaque niveau d'appréhension du monde requiert l'élaboration de ses propres outils conceptuels. Il est bon, en effet, de débusquer le réductionisme partout où il produit une paresse de la pensée: tel qui étudie les fourmis ne peut s'empêcher de conclure gravement sur les sociétés humaines, tel autre expert des réseaux de neurones prétend tenir la clef du fonctionnement de la conscience, et l'on peut même faire un film romanesque inspiré des comportements comparés des rats et des humains.

Dans la question qui nous intéresse ici, de façon étonnante, c'est le contraire qui s'est passé: certains auteurs en sciences humaines vont chercher d'eux-mêmes en mathématique et en physique des clefs pour leur discipline. Ainsi, par exemple, Michel Serres, pour qui la théorie du chaos ou de la percolation fournit une "théorie du temps" qui ouvre les serrures de l'histoire, de la conscience etc... Alors, bien sûr, le physicien lui tape sur l'épaule, et lui dit: "Mais non, Michel, la théorie ne dit pas ce que tu dis qu'elle dit, pourquoi dis-tu cela?"

Bref, il note la copie. Mais il n'avait pas demandé le devoir, on le lui met sous le nez! Roger-Pol Droit ne conteste pas les notes qu'attribuent Sokal et Bricmont, du reste, mais les apprécie plus lorsqu'elles sont délivrées sous forme d'un canular semi-confidentiel que sous forme d'un ouvrage disponible en librairie. Mais pourquoi faudrait-il se taire? Parce que, au fond, cela n'aurait pas d'importance?

Réaffirmons que cela en a. La véhémence des correcteurs de copie ne prend nullement source dans une quelconque volonté tâtillonne d'établir une scientific correctness. Les différents domaines où s'élaborent des connaissances se parlent moins par leur contenu que par ce qui est commun à tout acte de création: émotion esthétique, doute, sentiment de la nécessité et du dérisoire. Il en va des théories physiques comme d'une sonate de Mozart, d'un blues de Tom Waits ou de certaines parties d'échec[3].

Il y en a de belles, de très belles, c'est de la vraie beauté qui prend au ventre, et le plaisir d'enseigner, que les étudiants ne soupçonnent pas toujours, c'est de jouer en amphi ces partitions que l'écume de l'humanité, à travers les âges, a su écrire dans ces domaines (et je sais bien que Newton n'était pas un type très recommandable...). Si, plutôt qu'une tape amicale sur l'épaule de Michel Serres, c'est plutôt l'envie de lui lancer un: "Mais quand donc vas-tu arrêter de proférer ces bêtises?" que produit une montée de mauvaise humeur chez la plupart des collègues que je connais, c'est parce que c'est toute cette construction, toute la démarche-même de création de ces représentations du monde, visions partielles mais cristallines et dorénavant incontournables, qui se trouve bafouée par la désinvolture du monsieur. Un effet de manche, et vlan! le jeu d'échec est par terre, la poterie en pièces, le tableau en lambeaux, la beauté déchirée. J'exagère, bien sûr, ces édifices sont solides, mais quel mépris, en réalité, s'exprime dans les boursouflures verbales des oeuvres dont Sokal et Bricmont nous livrent quelques morceaux choisis!

"Et après?" demande Roger-Pol Droit. Que la physique ou les mathématiques se placent au centre de ce qu'on leur fait dire, c'est bien la moindre des choses. Personne ne cherche pour autant à les mettre en position de censeur de toute production intellectuelle. Sokal et Bricmont contribuent sans doute à tourner une page, peut-être même ferment-ils un livre, puisque plusieurs auteurs dont ils fustigent certaines oeuvres ont acquis leur notoriété dans les années 70. Les bricolages théoriques qu'ils dénoncent auront probablement peu de pratiquants dans l'avenir. Ce n'est certes pas la fin de la pensée, mais c'est la fin de penser comme ça.

Une des questions qui devrait prolonger le débat actuel, n'est-elle pas de préciser ce qui passe, ou ne passe pas, entre la production scientifique et les autres domaines de la connaissance et de la culture? L'article de S. Weinberg publié par la New York Review of Books l'an dernier, a le mérite d'exprimer un point de vue extrême: il tend à dénier toute valeur culturelle aux théories scientifiques -- hormis l'existence de lois universelles. Pourtant comment nier, par exemple, que l'heliocentrisme ait joué un rôle essentiel dans la culture du XVIIème siècle? Ou, au siècle dernier, la découverte de l'évolution? Et plus récemment, le simple fait de voir la Terre de l'extérieur, d'en prendre ainsi la mesure, d'en percevoir les limites, grosse boule "bleue comme une orange", cela n'a-t-il pas d'effet de culture? De même que l'efficacité des techniques, produisant des effets de retour à des échelles de temps qui deviennent brèves comparées à la durée de la vie humaine? La réflexion que mènent sur ces thèmes nombre d'auteurs, en France, aux Etats-unis ou ailleurs, ne peut que bénéficier du largage de patchworks conceptuels superbement stériles.

Jacques Treiner est chercheur à l'Institut de Physique Nucléaire d'Orsay et professeur à l'Université Pierre et Marie Curie.

Notes

[1] Précisons à l'occasion que Françoise Balibar n'est pas mathématicienne, mais physicienne.

[2] Faut-il rappeler que J. Bricmont est belge francophone?

[3] Pascal Bruckner ne fourbit pas d'autres armes dans le Nouvel Observateur: le style, qualité française dont les américains seraient dépourvus, le style primerait tout!

[4] Un ami me suggère de rajouter à la liste: un boeuf bourguignon bien préparé.


Sokal-Bricmont: No, there is no war

by Jacques Treiner

[Published in Le Monde, 11 October 1997, p. 18. Translated from the original French by John Gillespie, Amram Ducovny, and the author.]

Article of information or of opinion: one should make clear as to which one is writing. Le Monde of September 30th has a page dedicated to the publication of the book by Alan Sokal and Jean Bricmont, Impostures Intellectuelles. The first writer, Marion Van Renterghem, in what is presented as an informative article on the ongoing polemics while gathering a few reactions of people involved in the debate, turns suddenly in the last column to an outburst of temper: the book is "a scientist's operation of intellectual devaluation, the true victim [of Sokal and Bricmont] is thought itself". My goodness! These are serious accusations! Uttered by ...? Why no! No quotation marks, it is the journalist herself who expresses her own opinion. She concludes that the book represents "the old refrain (...) of hard sciences vs soft ones -- that is, human ones. Should one understand: of inhuman sciences vs human ones? Another very personal and definitive point of view.

Moreover, since the only French scientists cited in the article consider that the "slips" picked up by Sokal and Bricmont are just coquetries without importance in the works of their authors, the reader is encouraged to rally around the pathetic nationalist counterattack of Julia Kristeva: down with these Americans and their jealousy toward the prestige of our thinkers, the spirit of Asterix be with us, and everybody should join their battery!

Is it not, rather, in that incitation to defend the besieged nation that thought is thwarted? True, the authors caught in lingua flagrante are French, but there is no "French thinking" that they represent. Jacques Lacan is not THE French psychoanalyst, any more than Gilles Deleuze is THE French philosophy, Julia Kristeva THE French literary critic, or Bruno Latour THE French social science. There is, moreover, no American conspiracy. Even a brief connection to the internet allows one to appreciate the vigorous debate among Americans on the subject, as does the original text of Sokal, reproduced in the appendix of the book.

Is it really Le Monde's role to ride such a hobby-horse?

The reflections of Roger-Pol Droit are more transparent, his article expressing explicitely a personal view. One notes that he admits willingly (perhaps too willingly?) that illustrious authors in the humanities have produced numerous misinterpretations by calling upon mathematics or physics. One accepts willingly, in return, his questioning of the perspective from which Sokal and Bricmont make their corrections. I will return to that.

But why the dishonest (I find no other word) attribution to the authors of the idea that "anything that is not mathematically expressed or experimentally verified should be considered meaningless?" Nothing, absolutely nothing in the writings of Sokal and Bricmont, or in the writings inspired by this issue, justifies such a diminution of the debate. However inevitable are mathematics for physics, no physicist, however "hard", considers that mathematics are at the heart of other natural sciences -- the more so for humanities. And it is a lapse into vulgarity to suggest that a scientist is incapable of understanding that the notion of experimental verification has little meaning for history, and that, if there exist as many theories on money as there are specialists in the subject, it may be that experimentation in economics is more problematical than in physics.

A word now on assigning grades.

If a famous physicist would interrupt with a paternalistic slap a psychoanalyst at work with the observation that we human beings are made of microscopic particles obeying quantum mechanics, and that without a good understanding of the latter there is no hope to decifer the destiny of the libido, the psychoanalyst would -- I imagine -- send him back to his quanta and explain curtly -- I hope -- that each level of apprehension of the world requires its own conceptual tools.

It is good, indeed, to denounce reductionism wherever it results in intellectual laziness: those who study ants and cannot help offering profound conclusions about human societies, others, experts in neural networks, who claim to have the key to consciousness.

But in the present discussion we are dealing with the opposite attitude: namely writers in social sciences who, on their own, search for keys for their discipline in mathematics and physics. For example, Michel Serres, for whom the theory of chaos or of percolation offers a "theory of time" which opens the doors of history, consciousness etc... Then, of course, the physicist taps him ont the shoulder to say "But no, Michel, the theory does not say what you say it says, why do you say that?"

In brief, the physicist gives grades. But he did not ask for the homework, one imposes it upon him! Actually, Roger-Pol Droit does not contest the judgements of Sokal and Bricmont, but he appreciates them more when they are offered as a semi-confidential hoax, rather than under the form of a widely available book. But why should one be silent? Because, basically, all this has no importance?

Let us affirm that it does. The vehemence of the graders in no way arises from some desire to impose a scientific correctness. The different domains in which knowledge develops relate to each other less by their content than by what is common to all creativity: aesthetic emotion, doubt, feeling of necessity and of worthlessness. This is true of physical theories as of Mozart's sonatas or of a blues by Tom Waits or of some chess moves. Some are beautiful, some of such great beauty that it can take your breath away; and the pleasure of teaching, which students do not always appreciate, is to play in the class-room those pieces that the best of humanity, over the ages, knew to compose (and I now very well that Newton was not a very nice guy...).

Rather than a friendly tap on the shoulder of Michel Serres, it is the desire to tell him "But when are you going to stop this nonsense?" that inspires the bad humour of most of my colleagues. It is because an entire (scientific) construction, the entire process, the creation of representations of reality, partial but crystal clear visions that are henceforth inescapable, which are rendered nonsense by his flippant and reckless attitude. A few words meant for effect, et voilà! the chess-play is ruined, the pottery shattered, the beauty shredded. Obviously I exaggerate, these structures are solid. But what contempt is represented by these verbal pretensions in the works from which Sokal and Bricmont offer us selected samples!

Et après?, asks Roger-Pol Droit. The least one can ask is that physics and mathematics be pertinent and central to the issues to which they are said to speak. But no one seeks to put scientists in the role of censors of all intellectual creation. Sokal and Bricmont certainly contribute to turn a page, perhaps even to closing the book, since several authors they criticize have attained their notoriety in the 70's. The theoretical puttering around which they denounce will probably have few practitioners in the future.

One of the questions which might be asked in continuation of the present debate is certainly to try and better understand what diffuses, or does not diffuse, between the scientific production and the other domains of knowledge and culture. The article by Steven Weinberg published in the New York Review of Books on August 8th 1996 had the virtue of expressing an extreme viewpoint: it denies any cultural value of scientific theories except for the very existence of universal laws. But how to deny, for example, that heliocentrism played an essential role in the 17th century culture? Or, in the last century, the discovery of evolution? Or, more recently, the simple effect of viewing the Earth from afar, perceiving its boundaries, a large ball "blue as an orange", as the poet says. And likewise the efficiency of techniques which can modify our environment on time scales becoming small compared to a lifetime? Does that have no cultural effect? The reflection brought to these themes by numerous authors in France, the States and elsewhere can only benefit from casting off the patchwork quilts of superb sterility.

Jacques Treiner is a researcher at the Institut de Physique Nucléaire d'Orsay and a professor at the Université Pierre et Marie Curie.