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EnquêteAgriculture

Comment le semencier Limagrain a rendu dépendants les agriculteurs du Puy-de-Dôme

Les différentes filiales de Limagrain quadrillent le territoire de la Limagne, à l'est de Clermont-Ferrand.

[Enquête 1/2] La coopérative devenue multinationale a déployé en Auvergne un système de production de semences de maïs et de blé qui a permis aux agriculteurs de s’enrichir, mais les a rendus captifs.

Limagne (Puy-de-Dôme), reportage

Quand nous posons nos valises dans un petit gîte de Bergonne, à une quarantaine de kilomètres au sud de Clermont-Ferrand, notre hôte n’est guère surpris d’apprendre que nous enquêtons sur Limagrain. « L’ancien président de Limagrain habite juste à côté et c’est sa femme qui est maire de la commune ! » dit-il. Le boulanger du coin, le lendemain matin, arbore un tee-shirt Limagrain. Autour de lui, des sacs de farine siglés du logo de l’entreprise et, sur les murs de sa boutique, des affiches vantant les mérites du fleuron économique local, quatrième semencier mondial.

Plus loin, un gigantesque silo domine l’autoroute et exhibe les couleurs de la marque, notamment propriétaire de Jacquet, Brossard et Gamm Vert. Quelques minutes de voiture et nous empruntons la rue de Limagrain, à Chappes. Quand nous nous arrêtons pour la prendre en photo, un pick-up noir, à l’américaine, fait aussitôt demi-tour pour venir à notre rencontre. Un jeune homme nous intime vertement l’ordre de circuler. « Pourquoi vous prenez des photos ? C’est privé ici. »

Dans le village de Chappes, une rue porte le nom de Limagrain. © Antoine Boureau / Reporterre

Nous sommes pourtant bien dans l’espace public, mais le ton est donné : Limagrain est partout, mais on ne se mêle pas de ses affaires. D’autant plus que certains commencent à contester ses plans pour la région, en l’occurrence les deux projets de mégabassines visés par les manifestations des Soulèvements de la Terre prévues le week-end du 11 mai. Contactée dans le cadre de cette enquête, Limagrain n’a pas répondu aux sollicitations de Reporterre.

Limagrain a démarré dans les années 1960 comme une simple coopérative. Depuis, elle est devenue une puissante multinationale. Implantée dans une cinquantaine de pays, elle compte plus de 9 000 collaborateurs permanents. L’entreprise affiche un chiffre d’affaires de 2,5 milliards d’euros en 2023.

1 300 agriculteurs adhérents dans le Puy-de-Dôme

Si elle s’est développée à l’international, où elle réalise désormais 71 % de son chiffre d’affaires, elle a conservé ses attaches locales. Son siège social est installé à Saint-Beauzire, à quelques kilomètres de Clermont-Ferrand. Elle compte plus de vingt-cinq sites dans le Puy-de-Dôme, répartis entre ses différentes filiales, et 1 500 salariés en Auvergne.

© Louise Allain / Reporterre

Surtout, elle a su préserver son ADN. La coopérative Limagrain possède ainsi 70 % du Groupe Limagrain Holding, maison mère qui regroupe ses filiales et participations dans d’autres entreprises. Ce sont donc ses agriculteurs adhérents, 1 300 dans le département, qui restent aux manettes. Nul hasard, donc, à ce qu’ils soient les premiers choyés par l’extraordinaire croissance du groupe, quitte à former une sorte d’aristocratie agricole locale.

« En travaillant avec eux, on est sur du velours »

Cédric Portal est agriculteur à Pérignat-sur-Allier, au sud-est de Clermont-Ferrand. Franc et jovial, il ne mâche pas ses mots. Il cultive des céréales en conventionnel, sur 124 hectares, mais également des pommes de terre, des oignons et des échalotes, dans la « plus petite ferme de la commune », selon ses mots. Son blé est destiné aux usines Jacquet, propriété de Limagrain. « En travaillant avec eux, on est sur du velours, se réjouit-il. C’est super sécurisant. Le prix de vente est contractualisé. Je sais qu’il ne descendra pas sous un certain seuil et il est au-dessus du prix du marché. »

Cédric Portal, 46 ans, fait pousser du blé afin de produire la farine utilisée par Jacquet. © Antoine Boureau / Reporterre

Certes, l’agriculteur n’a pas son mot à dire quant au choix des semences qu’il utilise, fournies par Limagrain, mais selon lui, le jeu en vaut la chandelle. Il est bien payé et n’est pas tributaire du cours du blé. Il n’a guère plus de choix et de marge de manœuvre pour les deux hectares qu’il consacre à la production de semences de maïs, également pour Limagrain. Mais là encore, ce manque d’autonomie est compensé par les profits à la clé.

« En gros, sur le blé Jacquet, je vends à 1 000-1 250 euros l’hectare. Pour les semences de maïs, c’est plutôt de l’ordre de 4 000-4 500 euros l’hectare, même si cela demande plus de travail, pour la castration notamment [la castration du maïs consiste à enlever les fleurs mâles des plants de maïs]  », estime-t-il. À tout cela s’ajoutent les dividendes versés chaque année par la coopérative à ses adhérents, en fonction des parts sociales qu’ils détiennent.

Semences de maïs : la poule aux œufs d’or

Deux hectares de semences de maïs, c’est peu à côté d’autres fermes, comme celle de 40 hectares d’Alexandre Bresson, à Entraigues, un peu plus au nord. L’agriculteur confie « en faire peut-être un peu plus que les autres » et partage le constat de Cédric Portal sur le caractère vertueux du système Limagrain. « S’il n’y avait pas Limagrain, je ne serais plus là et nous n’aurions plus d’agriculteurs en Limagne depuis longtemps », affirme-t-il.

La production de semences de maïs est, pour le dire vite, la poule aux œufs d’or de la région. Sauf que, pour faire partie du club, il faut répondre à un cahier des charges strict. D’une part, disposer d’une zone d’isolement pour que les semences restent pures et ne soient pas « contaminées » par d’autres variétés et, d’autre part, pouvoir irriguer, car cette culture demande beaucoup d’eau. Surtout en été, quand les températures sont hautes et les nappes phréatiques basses. D’où la multiplication de projets de bassines dans le secteur, portées par des adhérents de Limagrain.

« En gros, vous n’êtes plus maître chez vous »

Mais ce n’est pas tout. Jean-Paul Onzon, 63 ans, est installé depuis trente-trois ans à Ennezat, « en plein territoire Limagrain », à quelques minutes du siège social de l’entreprise. Il a travaillé quinze ans avec la coopérative.

Jean-Paul Onzon a rompu tout lien avec Limagrain depuis une quinzaine d’années. © Antoine Boureau / Reporterre

« Quand vous produisez des semences pour eux, on vous impose la variété, on vous dit quels traitements et produits phytosanitaires utiliser, quand irriguer et récolter, on vous note. Chaque semaine, vous avez un technicien Limagrain qui vient voir ce que vous faites et on peut vous mettre dehors à tout moment. En gros, vous n’êtes plus maître chez vous », résume-t-il.

Un modèle qui en demande toujours plus

À cette dépossession s’ajoute une vision techniciste à laquelle il faut adhérer. Emmanuel Morand, 48 ans, se souvient des multiples exigences auxquelles il a dû se plier, lui qui est en fin de contrat avec Limagrain. « Avec des drones ou par satellite, des techniciens mesurent l’intensité en chlorophylle de ton champ et tu dois ajuster les apports d’azote, explique-t-il. Tu dois arracher des pieds de blé et les amener pour analyse. Pour les traitements, c’est la totale : désherbants, fongicides, régulateurs de croissance… »

L’agriculteur, établi à Entraigues, pointe également du doigt un modèle qui encourage la concentration et l’agrandissement des exploitations, et ne loge pas tous les adhérents à la même enseigne.

« J’aurais dû partir plus tôt »

Jean-Paul Onzon, lui, n’y va pas par quatre chemins pour résumer ce modèle : « C’est une logique productiviste bête et méchante. On traite beaucoup, on arrose inutilement et on dégrade les sols. Et en bout de chaîne, par la vente de semences hybrides que les agriculteurs doivent racheter chaque année, on contribue à les enfermer. Mais comme c’est lucratif, tout le monde défend ce système. » Depuis une quinzaine d’années, Jean-Paul Onzon a opéré un virage radical sur sa ferme. Il est passé en bio et a rompu tout lien avec Limagrain. « J’aurais dû le faire plus tôt, mais, comme tout le monde, j’avais peur de perdre un certain confort matériel », concède-t-il.

Ce virage est également celui pris par Chantal Gascuel et son époux, Jean-Sébastien, 67 et 68 ans, dans leur ferme de 80 hectares, à Gerzat. En 2004, ils ont participé au fauchage d’un champ d’OGM« une ligne rouge » pour eux— de Biogemma, une filiale de Limagrain, à Marsat, 15 km au nord de Clermont-Ferrand.

Évincés de Limagrain, ils se souviennent de la difficulté à s’émanciper de la coopérative et de son emprise. « Quand on part, on devient aussitôt des moutons noirs, on se retrouve en marge, racontent-ils. Il faut trouver d’autres circuits pour vendre ses récoltes, surtout en conventionnel, car dans le coin, il n’y a que Limagrain. D’autant plus qu’ils ont racheté l’autre coopérative qui existait ici, Domagri », au tournant des années 2010.

Avec son épouse, Jean-Sébastien Gascuel a quitté le giron de Limagrain pour se lancer en bio et fabriquer son propre pain. © Antoine Boureau / Reporterre

Jean-Paul Onzon et les époux Gascuel militent au sein de la Confédération paysanne. Et force est de constater qu’au-delà de l’organisation syndicale, peu de voix s’élèvent pour critiquer le système Limagrain. « Ici, Limagrain, c’est la famille. Et on ne critique pas sa famille », résume Chantal Gascuel. Bon nombre d’élus locaux ont des liens, personnels ou professionnels, avec l’entreprise. La chambre d’agriculture, dominée par la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire, lui est acquise.

Limagrain sponsorise, via sa marque Jacquet, le club de rugby de Clermont-Ferrand, l’ASM. La comparaison avec Michelin, son emprise et son paternalisme, ne tarde jamais à poindre. « Pour beaucoup d’élus, Michelin ce sont des emplois, nous dit un conseiller métropolitain de Clermont Auvergne Métropole. C’est la même chose pour Limagrain en Limagne. C’est le rayonnement de la région, il faut mettre en valeur ces entreprises. »

Pour ces agriculteurs qui ont quitté le navire, Limagrain s’opposerait au bio, sans l’affirmer clairement, et resterait campée sur une vision de l’agriculture qui, contrairement à ce qu’elle affirme, ne servirait pas à « nourrir les gens » mais à pérenniser un modèle. « Ils ne voient pas les ravages qu’ils causent, dit Chantal Gascuel. Ils sont toujours sur la vocation exportatrice de la ferme France, à grand renfort d’innovations technologiques, de numérique, de robotique et de génétique. Pour eux, la terre ne compte plus. »

• Lire la suite de cette enquête : Comment la coopérative Limagrain a bâti un empire du maïs avec l’aide de l’État.

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