Pourquoi les Grecs ont rejeté l'Union de Florence (1438‐1439)
Parmi les dates qui jalonnent l’histoire mouvementée des relations entre les chrétiens
d’Orient et d’Occident, on retient généralement celle de la rupture (1054 : anathèmes
réciproques entre le patriarche Michel Cérulaire et le légat du pape) et celle du point de
non‐retour que constitua la quatrième croisade, avec la conquête de Constantinople par
les Latins (1204), suivie par l’occupation de la plupart des territoires byzantins, jusqu’à
la reconquête de Constantinople par l’empereur Michel VIII en 1261. En 1274 eut lieu
une première tentative de réconciliation, lors du concile de Lyon, où l’empereur Michel
VIII, qui avait besoin de l’alliance du pape contre les tentatives de reconquête des
princes latins (en particulier Charles d’Anjou qui briguait la couronne d’empereur latin
de Constantinople), accepta toutes les conditions posées par la papauté pour refaire
l’union des Eglises. Cette Union de Lyon, conclue principalement pour des motifs
politiques, ne survécut pas à l'empereur qui l’avait signée1.
En revanche, le concile qui se tint à Ferrare et Florence en 1438 et 1439 fut un véritable
concile œcuménique voulu en commun, où les divergences les plus cruciales furent
abordées franchement, où des discussions théologiques sérieuses eurent lieu, et où l’on
parvint à un accord signé par les deux parties. On aurait pu croire qu’à l’inverse de celle
de Lyon, l’Union de Florence allait réaliser la réconciliation désirée de toutes parts.
Pourtant, sitôt les délégués grecs rentrés dans leur pays, l’Union fut dénoncée, la plupart
des signataires reniant l’un après l’autre leur signature.
Alors que la plupart des historiens occidentaux voient en Florence un réel effort pour
faire l’unité, un historien orthodoxe a pu écrire en 1991 : « Pour de nombreux
orthodoxes, le concile de Florence représente le point à partir duquel le schisme entre
l'Eglise catholique et l'Eglise orthodoxe est véritablement consommé. »2
On est donc en droit de se poser la question : Pourquoi les Grecs ont‐ils rejeté l’Union de
Florence ?
Cf. M.‐H. Congourdeau, « Le problème de l’Union gréco‐latine », dans Histoire du
Christianisme VI : Un temps d’épreuves (12741449), Paris, Desclée‐Fayard, 1990, p. 821‐
839.
1
N. Lossky, « Climat théologique au concile de Florence », dans G. Alberigo éd., Christian
Unity, the Council of FerraraFlorence 1438/1439, Bibliotheca ephemeridum
theologicarum lovaniensium 97, 1989, p. 241‐250.
2
1
I – ETAT DE LA QUESTION
A) LES SOURCES SUR LE CONCILE DE FLORENCE
Curieusement, les Actes du concile de Florence ne sont pas conservés3. Pour
reconstituer son déroulement, nous disposons des notes d'Andrea de Santa Croce,
prôtonotaire du pape, de notes prises par des notaires grecs, compilées et intégrés dans
une narration par Jean Plousiadènos, un Grec unioniste postérieur au concile (c’est cette
compilation que l’on appelle de façon erronée les Acta graeca) et des Mémoires de
Sylvestre Syropoulos, témoin et acteur au concile, qui nous montre son déroulement du
point de vue des Grecs. Malheureusement, les historiens occidentaux ont souvent
privilégié les Acta Graeca, arguant du fait que les Mémoires de Syropoulos étaient biaisés
(du côté hostile à l’union) alors que les Acta Graeca sont eux‐mêmes partiaux puisque
leur auteur (non présent au concile) appartient au parti des Grecs favorables à l’union.
B) L’HISTORIOGRAPHIE
Un article récent offre un bilan de l’historiographie du concile de Florence du 15e siècle à
nos jours4. Il suffit d’en résumer les grandes lignes.
Pour la majeure partie des historiens catholiques, le concile de Florence présente toutes
les garanties d'un vrai concile œcuménique ; il y eut lors des diverses réunions du
concile de véritables négociations et discussions théologiques qui ont abouti à une union
valide ; les Grecs ont alors solennellement renoncé au schisme ; mais ensuite, le parti des
anti‐unionistes grecs a fait échouer cette union, en faisant pression sur les métropolites
grecs signataires de l'union pour qu'ils renient leur signature.
A l’inverse, pour la majorité des historiens orthodoxes, les Latins ont profité de la
faiblesse de l'empire byzantin aux abois (les Turcs étaient aux portes de Constantinople)
pour obliger les Grecs à se soumettre au pape ; l'empereur, qui avait besoin de l'alliance
occidentale, a sacrifié l'orthodoxie à la politique et fait pression sur les métropolites
pour les obliger à signer l'union. Dès qu'ils ont échappé à la pression latine, les
métropolites se sont empressés de retourner à l'orthodoxie.
Depuis quelques décennies, des historiens indépendants, qui ne cherchent à justifier
aucune position de principe acquise à l’avance, mais se veulent guidés par des critères
purement scientifiques, se sont saisis du problème ; ils ont publié des sources inédites et
montré que la question est plus complexe qu’on ne le pensait jusqu’alors. En particulier,
l’importance du contexte historique a été réévaluée.
Lorsque au 16e siècle le pape Grégoire XIII (1572‐1585) fait rechercher les actes du
concile de Florence, on ne les retrouve pas. Cf. l’analyse de V. Laurent dans sa préface
aux Mémoires de Sylvestre Syropoulos sur le concile de Florence (14381439), Paris, 1971.
3
M.‐H. Blanchet, « La question de l'union des Eglises (13e‐15e s.). Historiographie et
perspectives », Revue des Etudes Byzantines 61, 2003, p. 5‐48.
4
2
II ‐ RAPPEL HISTORIQUE: LE CONTEXTE ET LES FAITS
A) LE CONTEXTE
1. Un concile longtemps attendu
En 1339, le moine Barlaam fut envoyé à Avignon pour négocier avec le pape Benoît XII
une alliance contre les Turcs en échange d’un rapprochement des Eglises. Il plaida pour
la tenue d’un concile œcuménique, réunissant les cinq patriarches (Rome,
Constantinople, Antioche, Alexandrie, Jérusalem), pour établir une union acceptable par
les populations. Le pape lui opposa une fin de non‐recevoir : seul lui paraissait
acceptable un retour pur et simple des Grecs dans le giron de l’Eglise5.
Durant un siècle, les Byzantins allaient répondre à toutes les démarches pontificales en
faveur de l’union en réclamant en vain la tenue d’un concile œcuménique. Mais c’est
d’Occident , de l’histoire interne de la chrétienté latine, que devait venir le déblocage de
la situation.
2. En Occident : Le pape et le concile
Au tournant des 14e et 15e s., l’Eglise occidentale est divisée par le Grand Schisme qui
oppose deux, voire trois papes. En 1414, le concile de Constance se réunit pour résoudre
la crise une fois pour toutes. Il est dominé par le mouvement conciliariste mené par des
prélats qui, persuadés de la supériorité du concile sur le pape, imposent la tenue
régulière de conciles. C’est dans ce cadre que s’ouvre, en 1431, le concile de Bâle.
Très vite, le pape et le concile de Bâle s’opposent sur le point de savoir quelle est la
source de l’autorité dans l’Eglise. Dans ce contexte, la question de l’union avec les Grecs
devient un enjeu de pouvoir : celui des deux pouvoirs (le pape et le concile) qui réussira
à réconcilier les Eglises d’Orient et d’Occident y gagnera un prestige substantiel. Chacun
des deux partis entreprend donc de courtiser l’Eglise grecque. C’est ainsi que la crise
conciliaire dénoue la question de l’Union, les Latins accordant enfin aux Grecs la tenue
d’un concile œcuménique.
3. En Orient: Un empire aux abois
De son côté, l’empire byzantin, dont le sort est inséparable de celui de l’Eglise, se trouve
dans une situation très délicate.
Sur le plan extérieur, l’empereur a absolument besoin que le pape prêche une nouvelle
croisade pour délivrer l’empire de la menace turque qui l’étrangle. En 1429,
Thessalonique, deuxième ville de l’empire, est tombée aux mains des Ottomans. Il ne
reste plus de l’empire byzantin que Constantinople et la Thrace, ainsi qu’une partie du
Péloponnèse reconquise sur les Francs : la Morée.
A l’intérieur, plusieurs camps s’affrontent, correspondant à des conceptions différentes
du monde byzantin. Pour l’empereur et son entourage, l’alliance du pape est la seule
chance de survie de l’empire ; la fin de l’empire signifierait la mort de la civilisation
Sur cette ambassade, cf. J. Meyendorff, « Un mauvais théologien de l’unité au XIVe
siècle : Barlaam le Calabrais », dans 1054. L’Eglise et les Eglises. Neuf siècles de
douloureuse séparation entre l’Orient et l’Occident II, Chèvetogne ; 1955, p. 47‐64.
5
3
byzantine ; l’empereur Jean VIII déploiera donc tous ses efforts pour que l’union soit
signée, quels que soient les compromis à accepter. D’autre part, pour certains
intellectuels latinophiles, partisans d’une union des chrétiens contre les Turcs : le monde
byzantin s’identifie non à l’empire byzantin mais à la partie orientale de la chrétienté.
Ces deux groupes sont de chauds partisans de l’union des Eglises.
A l’opposé, certains orthodoxes particulièrement puristes (nous serions tentés de dire :
intégristes) considèrent les Latins comme des hérétiques ; c’est à eux de se convertir et
de revenir à la foi orthodoxe s’ils veulent que les Eglises soient à nouveau unies ; eux
jouent le monde orthodoxe (Byzance, la Russie, les Balkans orientaux mais aussi les
chrétiens en terre d’islam relevant des autres patriarcats orientaux : Jérusalem,
Alexandrie et Antioche) contre le monde latin dévoyé. Ils savent que l’orthodoxie
survivra, même sous le joug ottoman, et qu’en revanche elle se dissoudra dans une
chrétienté unie dominée par le pape. Composé essentiellement de moines et de
membres du haut clergé, ce groupe s’appuie sur la latinophobie du petit peuple byzantin
qui n’a pas accepté l’occupation latine consécutive à la quatrième croisade et qui, plus de
deux siècles après 1204, considère encore les Latins comme des envahisseurs plus que
comme des frères.
C’est dans ce le contexte que se déroulera le concile de Florence6.
B) DEROULEMENT DU CONCILE7
1. Bâle ou le pape?
Rappelons que les Byzantins étaient courtisés à la fois par le concile de Bâle et par le
pape. Les empereurs (Manuel II puis Jean VIII) envoient des ambassadeurs aux papes et
aux divers conciles ; de leur côté, les conciles et les papes envoient des ambassades à
Constantinople. Une intense activité diplomatique se déploie d’un bout à l’autre de la
Méditerranée. Finalement, les Byzantins choisiront de se rendre à l’invitation du pape.
Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer ce choix, alors qu’on aurait pu
penser que l’ecclésiologie conciliariste, opposée aux excès de la papauté depuis la
réforme grégorienne, était plus proche de celle des Byzantins.
La première raison est géographique. Les Pères conciliaires de Bâle refusent de tenir la
réunion en Italie, car ils y craignent l’influence du pape. Ils proposent donc Bâle ou
Avignon. Mais les Grecs ne sont pas très attirés par un voyage lointain et préfèreraient
rester proches de la mer pour pouvoir regagner plus facilement leur patrie si le besoin
Sur les espoirs soulevés à Byzace par le concile, cf. M.‐H. Blanchet, Georges‐Gennadios
Scholarios (vers 1400‐vers 1472) [Texte imprimé] : un intellectuel orthodoxe face à la
disparition de l'Empire byzantin, Archives de l'Orient chrétien 20, Paris, 2008, p. 312‐
313
6
Sur le déroulement du concile, on peut consulter A. Alberigo et al., Les conciles
œcuméniques, t. 1 : L’histoire, Paris, Editions du Cerf, 1994.
7
4
s’en fait sentir. D’autre part, une maladresse des Pères de Bâle indispose les Grecs : dans
son invitation, le concile assure qu’ayant réussi à réduire la nouvelle hérésie des
Bohémiens (les hussites), il est à même à présent de réduire l’ancienne hérésie des
Grecs8. Ce lapsus que les délégués du concile attribuent à un secrétaire indispose les
Grecs qui demandent de quelle hérésie on les accuse, eux qui ont gardé plus que les
autres la foi orthodoxe. Une troisième raison est que les Grecs tiennent à un concile
œcuménique, c’est‐à‐dire un concile où seraient représentés les cinq patriarches ; or le
pape refuse catégoriquement de se faire représenter au concile organisé par les Pères de
Bâle : que serait donc un concile œcuménique sans la participation du successeur de
Pierre et de saint Léon le grand ? Enfin, l’empereur ne cache pas sa préférence pour une
réunion où il pourrait se retrouver face à un monarque (le pape) et non à une assemblée
imbue de principes démocratiques.
On fait donc affaire avec les légats du pape. Ce dernier promet d’envoyer un corps
d'arbalétriers pour garder Constantinople pendant l'absence de l'empereur, de fournir
les bateaux pour transporter la délégation grecque et de financer le séjour des Grecs en
Italie. Le haut clergé grec manquant de théologiens, le patriarche consacre à la hâte de
nouveaux métropolites, choisis parmi les intellectuels laïcs ou moines: l’humaniste
Bessarion devient ainsi métropolite de Nicée, le professeur Marc Eugenikos métropolite
d’Ephèse et le moine Isidore métropolite de Kiev.
2. Le concile
La délégation grecque une fois parvenue sur le sol italien, le concile proprement dit se
déroule en deux phases.
De février 1438 à janvier 1439, les Pères conciliaires sont à Ferrare. Une fois réglés de
délicats problèmes de préséance (voir plus bas), les discussions s’engagent. Le premier
thème abordé concerne le purgatoire, puis l’on passe à l’ajout de Filioque au symbole de
Nicée‐Constantinople9. Selon les Grecs, puisque le concile d’Ephèse avait interdit de
modifier le symbole, il n’y a pas à discuter sur le fond : les Latins sont dans leur tort du
simple fait d’avoir procédé à un ajout unilatéral.
Les discussions sont en cours lorsque le concile s’interrompt et se transporte de Ferrare
à Florence, le 10 janvier 1439. La raison officielle de ce transfert est que la peste sévit à
Ferrare. Mais la raison véritable est que, les discussions s’éternisant (les Grecs sont en
Occident depuis près d’un an), le pape ne peut plus financer leur séjour ; or, la banque
des Médicis offre de financer le concile s’il lui fait l’honneur de se tenir à Florence.
Les discussions reprennent sur le Filioque ; les grands discours de Ferrare sont
remplacés par des échanges plus directs. A cette occasion, les Latins changent aussi de
tactique : puisque les Grecs ne reconnaissent pas l'autorité des raisonnements
8
Cf. V. Laurent, Mémoires de Sylvestre Syropoulos, p. 143.
La « question du Filioque » comporte deux volets : le premier concerne la théologie de
la procession du Saint‐Esprit (procède‐t‐il du Père comme le croient les Grecs, ou du
Père et du Fils comme l’affirment les Latins ?) ; le second concerne l’ajout du mot
Filioque (« et du Fils ») au symbole de foi de Nicée‐Constantinople, que le concile
d’Ephèse avait déclaré intangible.
9
5
syllogistiques, ils auront recours aux témoignages patristiques. Le camp grec se divise :
alors que Bessarion et Isidore se laissent convaincre par les arguments des Latins et
acceptent l’orthodoxie du Filioque, Marc s’y déclare définitivement hostile.
Finalement, les Latins rédigent un texte qu'ils font approuver par l'empereur, le
patriarche et la majorité des Grecs : selon ce texte, les saints étant nécessairement
d'accord (inspirés par le Saint Esprit), comme les Pères latins disent que l’Esprit procède
du Père et du Fils (ex Patre filioque) et que les Pères grecs disent qu’il procède du Père
par le Fils (ἐκ Πατρὸς διὰ Υἱοῦ), les particules ἐκ (de) et διὰ (par) sont forcément
synonymes, si bien que le Filioque est légitime.
Sur ce, le patriarche de Constantinople, Joseph II, meurt avant d’avoir signé l’union. Les
discussions n’en continuent pas moins. Les questions des azymes et de l’épiclèse10 sont
assez rapidement traitées. Mais la discussion achoppe sur la primauté du pape. Pour les
Latins, depuis la réforme grégorienne du 11e siècle, le pape exerce un pouvoir direct sur
l’ensemble de l’Eglise ; pour les Grecs, il n’est que le premier des patriarches et chaque
Eglise garde son autonomie. Finalement, on se met d'accord sur un texte qui ménage de
façon équivoque la primauté du pape et les privilèges des patriarches.
Le décret d’union Laetantur coeli est lu en latin par le cardinal Cesarini et en grec par
Bessarion, devenu le porte‐parole des « unionistes » grecs ; l’union est signée le 5 juillet
1439 ; seul Marc d’Ephèse et Isaïe de Stavropolis (qui a quitté Florence en secret) ne
signent pas le décret d’union. L’union est solennellement proclamée le 6 juillet à Santa
Maria di Fiore, au cours d’une cérémonie de rite latin.
Mais les vers sont déjà dans le fruit. Marc d'Ephèse, l’un des plus influents des Grecs, n'a
pas signé ; les Grecs se voient refuser une cérémonie de rite grec comme pendant à la
cérémonie de proclamation de l’union en rite latin ; le pape suggère maladroitement de
remplacer le patriarche Joseph défunt par Contarini, patriarche latin de Constantinople.
Le départ des Grecs pressés de regagner leur patrie menacée a des airs de débandade.
3. Après le concile
Les Grecs quittent Florence le 21 juillet 1439. Ils ne peuvent embarquer à Venise que le
19 octobre et arrivent à Constantinople le 1er février 1440. Entre temps, le pape a donné
le chapeau de cardinal à Bessarion et Isidore de Kiev, à leur insu : Bessarion l’apprend en
débarquant à Constantinople ; il passera auprès de ses compatriotes pour un traître qui
a vendu sa foi contre un titre. Isidore est arrêté dès son arrivée à Moscou. Cependant,
l’empereur Jean VIII apprend, en arrivant à Constantinople, que sa femme est morte en
son absence ; déprimé par cette nouvelle, il néglige de faire ratifier l'union.
Tout cela donne au peuple l’impression d’une union bâclée, conclue sous la menace, où
l'orthodoxie a été sacrifiée à la raison d'Etat. Les Grecs se divisent alors ; les signataires
de l’union désavouent leur signature l’un après l’autre. L’élection en 1440 d’un
patriarche unioniste, Mètrophane, déclenche la révolte d’un parti anti‐unioniste mené
Azymes : les Latins utilisent pour l’eucharistie du pain azyme et les Grecs du pain levé.
Epiclèse : pour les Latins, la transformation des oblats est opérée par les paroles de la
consécration, pour les Grecs c’est la prière de l’épiclèse, postérieure aux paroles de
l’institution, qui opère cette transformation.
10
6
par les moines et par Marc d'Ephèse auquel succèdera Scholarios, futur premier
patriarche grec sous les Ottomans. Ils déclarent l'union invalide. En 1451, le patriarche
uni Grégoire Mammas, en butte à l’hostilité d’une partie de ses fidèles, doit s'enfuir à
Rome : il n'y a plus de patriarche à Constantinople.
L’Union sera cependant proclamée à Sainte Sophie par le cardinal Isidore de Kiev. Nous
sommes le 12 décembre 1452 ; cinq mois plus tard, le 29 mai 1453, Mehmet II conquiert
Constantinople; l’empire byzantin a vécu ; le nouveau patriarche imposé par le sultan,
Gennadios Scholarios, dénoncera l'union.
III ‐ UNE VRAIE RENCONTRE: EXEMPLE DES DISCUSSIONS SUR LE
FILIOQUE
Pourtant, Florence avait représenté une vraie rencontre entre Grecs et Latins : après des
siècles de malentendus, des théologiens grecs et latins avaient comparé leurs fois
respectives et discuté franchement. Prenons l’exemple du Filioque, pierre
d’achoppement principale.
Cette question en recoupe deux : l’addition au symbole et la théologie de la procession
du Saint‐Esprit. Les deux aspects furent abordés à Florence.
A) LA QUESTION DE L'ADDITION AU SYMBOLE11
Au début, les Grecs ne veulent traiter que cette question, qui est décisive pour eux, car
après l'Union de Lyon, les Latins avaient voulu les obliger à changer leur symbole12.
De véritables échanges ont lieu à ce propos, ainsi, sur la question soulevée par Marc
d’Ephèse, qui fait remarquer que le concile d’Ephèse (431) avait décrété que personne
ne pouvait changer le symbole de foi défini à Nicée, et que donc les Latins n'avaient pas
le droit d'ajouter Filioque au symbole. A cela, André Chrysobergès (un Grec "converti" à
la cause latine, devenu dominicain du couvent de Padoue et maître en théologie) répond
qu’un développement n'est pas une addition ; or le terme Filioque est un développement
de la formule ex Patre ; ce n’est donc pas une addition. Bessarion, qui n’est pas encore
acquis à la cause latine, réplique que le Filioque est plus qu'un développement, puisque il
change la conception théologique de la Trinité. Louis de Pirano, un Latin, rétorque que
l'Eglise romaine est libre de changer le credo pour faire face à des problèmes nouveaux,
ce qui n’est pas acceptable par les Grecs qui y voient un raisonnement circulaire : on
part de ce qu'on veut prouver, à savoir que le pape n'est pas hérétique. Plus posé, le
cardinal Cesarini explique que les pères d'Ephèse voulaient préserver la foi de Nicée, et
non pas les mots ; or le Filioque ne change pas la foi; de plus, le symbole de
Constantinople avait déjà ajouté à celui de Nicée, alors que Nicée l'avait interdit ; il
11
Sur ces échanges, les Mémoires de Syropoulos sont la source la plus détaillée.
Soulignons qu’aujourd’hui, les catholiques de rite byzantin, unis à Rome, récitent le
symbole sans le Filioque.
12
7
s’appuie, pour affirmer cette interdiction, sur un document attribué au pape Libère, dont
les Grecs n’avaient pas connaissance, et qui est reconnu aujourd’hui comme un
apocryphe latin. Marc d’Ephèse réplique donc que les Grecs ne connaissent pas l'interdit
de Nicée; avant Ephèse, il n’y avait pas d'interdiction; de plus, l'interdiction d'Ephèse
portait forcément sur les mots, car interdire de changer la foi n’aurait pas eu de sens.
On voit qu’à ce jeu, personne ne convainc personne ; néanmoins, pour la première fois,
un vrai débat a eu lieu.
B) L'ARGUMENTATION PATRISTIQUE
Un autre exemple de la qualité des débats concilaires est fourni par un épisode tournant
autour de l’argumentation patristique13. Comprenant que les Grecs ne seront convaincus
que par des arguments patristiques issus de leur propre tradition, les Latins produisent
une manuscrit du Contre Eunome de Basile de Césarée. Au livre III de ce traité
polémique, se trouve la phrase suivante : « L'Esprit tient le troisième rang, étant
deuxième par rapport au Fils, car il tient son être de lui (ἐξ αὐτοῦ) ». Ainsi, concluent
les Latins, le grand Basile lui‐même pense que l'Esprit procède aussi du Fils. Les Grecs
produisent alors un autre manuscrit du même traité où le texte de Basile s’arrête à
« deuxième par rapport au Fils » . La version des Latins est donc interpolée, Basile
n’ayant pu écrire que l’Esprit tient son être du Fils. La question est donc de savoir si la
version latine est interpolée, ou si c’est la version grecque qui est amputée. On apporte
d’autres manuscrits, et finalement il s’avère que les Latins ont les plus anciens
manuscrits. Cet argument codicologique suffit à convaincre les humanistes grecs, tel
Bessarion : le manuscrit le plus ancien est celui qui a le plus de chance de contenir la
version originale. A partir de ce moment, le camp grec se divise. D’ailleurs, dès son
retour à Constantinople, Bessarion cherchera dans toutes les bibliothèques d’autres
manuscrits, qui confirmeront que les manuscrits les plus anciens ont bien la formule
incriminée ; il trouve même des manuscrits où elle a été manifestement grattée : s’il y a
fraude, elle est du côté des Grecs.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Car l’édition critique du Contre Eunome ne contient pas
la phrase en question14 ; l'étude scientifique de la tradition manuscrite a montré qu’il
s’agit bien une interpolation, mais fort ancienne. En effet, et c’est ce que démontre
Alexakis à l’aide d’une argumentation que nous ne reprendrons pas ici, elle a été faite au
7e siècle par des Grecs de l’entourage de Maxime le Confesseur, réfugiés à Rome lors de
la crise monothélite. En effet, le pape était alors le seul soutien des adversaires byzantins
de l’hérésie monothélite soutenue par les empereurs byzantins, et il était accusé
d'hérésie par ces monothélites à cause de la profession de foi qui accompagnait sa lettre
synodale, profession de foi qui contenait le Filioque. Ainsi, pour défendre l’orthodoxie de
leur allié pontifical, les théologiens anti‐monothélites produisirent des florilèges
Pour tout cet épisode, je m’appuie sur un article récent : A. Alexakis, « The Greek
patristic Testimonia presented at the council of Florence (1439) in support of the
Filioque reconsidered », Revue des Etudes Byzantines 58, 2000, p. 149‐165.
13
14
Cf. Basile de Césarée, Contre Eunome, II‐III, SC 305, Paris, 1983.
8
destinés à montrer l’orthodoxie du Filioque. Au final, il y avait bien eu interpolation et le
texte de Basile ne contenait pas la procession de l’Esprit « du Fils ».
Les Grecs avaient donc raison : la phrase était bien interpolée ; mais les Latins étaient de
bonne foi, car ce sont des Grecs qui, bien des siècles avant la séparation des Eglises,
avaient fait ce « faux », pour la bonne cause.
IV ‐ LES RAISONS D'UN ECHEC
A) DEUX ADVERSAIRES DE BONNE FOI
La question du traité de Basile montre que dans cette affaire, les deux parties sont de
bonne foi. En fait, toutes deux souhaitent ardemment répondre au désir du Christ :
« Qu’ils soient un » (Jn 17, 11). Mais toutes deux n’ont pas la même conception de
l’unité.
Pour les Latins, il s’agit de faire revenir les Grecs dans l’Eglise de Pierre. Le pape, vicaire
du Christ, est le seul chef de l’Eglise une ; depuis la réforme grégorienne, il possède à la
fois l’auctoritas et la potestas sur toute l'Eglise. Jusqu’à Vatican II, la position romaine sur
l’union des Eglises sera parfaitement résumée en cette ormule latine : reductio
Graecorum (reconduction des Grecs à l’Eglise catholique).
Pour les Grecs, l’union consiste dans la réconciliation entre l'Eglise romaine et les autres
patriarcats, selon la conception ecclésiologique de la Pentarchie, c’est‐à‐dire la
communion des cinq patriarches, autour du premier d'entre eux, celui de Rome. L’union
des Eglises doit se faire sur le modèle du premier millénaire, quand le pape jouissait de
la primauté, mais non d’un pouvoir d'intervention dans les autres patriarcats.
B) DES LE CONCILE : DISSYMETRIE
Dès le concile, apparaît une dissymétrie entre Latins et Grecs. Ces derniers sont dans
une position beaucoup plus inconfortable que leurs vis‐à‐vis, et ce n’est pas dû
uniquement aux nouvelles alarmantes qui leur viennent de Constantinople.
1. Problèmes de préséance
Dès le premier jour, l’affaire est mal emmanchée. Lors de l’arrivée des Grecs à Venise, en
février 1438, le patriarche refuse de baiser la pantoufle du pape, arguant que les apôtres
ne baisaient pas le pied de saint Pierre : déjà deux ecclésiologies s’affrontent. De dépit, le
pape renonce à la réception solennelle de la délégation grecque et se contente de
recevoir en privé, par petits groupes, les évêques grecs15.
La disposition des sièges au concile pose un autre problème : le pape tient à se tenir au
milieu, entre la délégation latine et la délégation grecque ; les Grecs refusent, car ce
serait entériner la vision latine de l’Eglise, le pape siégeant au dessus des deux parties de
la chrétienté. Le pape accepte alors de se tenir du côté latin, mais sur un siège surélevé,
en vis‐à‐vis non du patriarche mais de l’empereur byzantin Jean VIII. L’alter ego du pape
n’est donc pas le patriarche mais l'empereur, nouveau signe de la conception
monarchique de la papauté. Autre inconvénient de cette disposition : l’Union apparaîtra
15
Cf. V. Laurent, Mémoires de Sylvestre Syropoulos, p. 233‐235.
9
du côté grec comme une soumission du spirituel au temporel, l'empereur passant
auprès de ses sujets pour avoir imposé à la délégation grecque l'acceptation de l’Union.
2. Problèmes matériels16
A ces questions de protocole s’ajoutent pour les Grecs de graves problèmes financiers.
C’est cette question de l’entretien de la délégation grecque qui est par ailleurs à l’origine
du transfert du concile à Florence.
De plus, les subventions promises sont régulièrement versées avec plusieurs mois de
retard, mettant les Grecs dans des situations très difficiles d’endettement permanent.
Plus grave de conséquences, une forte somme correspondant à un arriéré de plusieurs
mois sera versée aux évêques grecs à la veille de leur départ : les signataires de l’Union
arriveront à Constantinople avec de l’argent plein les poches, ce qui alimentera les
soupçons de corruption : bien sûr, dira‐t‐on, ils ont vendu leur signature !
Enfin, les Grecs ont toutes les peines du monde à obtenir des églises pour célébrer leur
rite, et l’Union sera célébrée uniquement en latin : signes du mépris dans lequel les
Latins tiennent le rite byzantin.
3. Problèmes intellectuels
Lors des discussions elles‐mêmes, les Grecs sont également désavantagés par la
scholastique latine, maniée avec dextérité par les Latins (dont les orateurs sont pour la
plupart des dominicains) mais qui n’est pas habituelle aux Grecs, méfiants à son égard.
Cette infériorité se manifeste également à propos des questions disputées. Ainsi, la
doctrine du purgatoire, première question abordée, est apparue en Occident au 12e
siècle17. Les Latins maîtrisent bien l’argumentation en ce domaine, alors que les Grecs,
qui n’ont entendu parler de cette nouvelle croyance qu’à la fin du 13e siècle18, n’ont pas
de réelle tradition de discussion théologique sur ce sujet.
Le concile met donc en présence, d’un côté, des évêques angoissés venant d'un empire à
l'agonie et qui sont loin de chez eux, avec des problèmes matériels quasi‐
insurmontables, et à leur tête, un empereur qui tient à l'union pour obtenir l'alliance de
l'Occident contre les Turcs ; de l’autre, des évêques majoritairement italiens, à l’aise chez
eux, tous partisans inconditionnels du pape (ceux qui auraient pu être plus critiques vis‐
à‐vis de la papauté sont restés à Bâle) secondés par des théologiens dominicains rompus
à la dialectique. Le jeu n’était pas aussi égal qu’il semble au premier abord.
C) LA RECEPTION DE L'UNION A CONSTANTINOPLE
Dès le retour de la délégation grecque à Constantinople, le « grand écart » entre le petit
groupe d'évêques qui ont participé au concile et la masse des orthodoxes devient
Pour tous ces problèmes matériels, la source la plus riche de détails concrets est
également constituée par les Mémoires de Sylvestre Syropoulos, passim.
16
17
Cf. J. Le Goff, Naissance du purgatoire, Paris, 1981.
Cf. G. Dagron, "La perception d’une différence : les débuts de la querelle du
Purgatoire", dans Actes du XVe Congrès International d’Études Byzantines, Athènes,
Septembre 1976, IV : Histoire, Communications, Athènes 1980, p. 84‐92.
18
10
manifeste19. L’union apparaît comme un marchandage qui brade les vérités de foi pour
des raisons politiques. Peu à peu, la résistance s’organise. Le mot fameux devenu
proverbe (« Mieux vaut voir au milieu de Constantinople le turban turc que la tiare
latine »20) est le résultat d’une erreur de traduction et d’interprétation : en réalité, le mot
employé par l’historien Doukas qui met cette phrase dans la bouche de Loukas Notaras
(καλύπτρα) désigne non la tiare latine mais le chapeau italien : le pape n’est donc pas
expressément désigné. Il n’empêche que ce proverbe, dans son contresens même,
exprime une réalité : les chrétiens en terre d'islam peuvent rester fidèles à leur foi ; la
soumission au pape entraine la trahison de la foi (Filioque) et la perte de l'identité
grecque et orthodoxe
Le concile de Florence reste dans les mémoires comme une belle occasion manquée,
mais il ne fut pas inutile puisqu’une vraie rencontre a eu lieu. Après un long espace de
temps où des obstacles politiques ont rendu presque impossible une nouvelle vraie
rencontre entre l’Occident et l’Orient chrétiens (domination ottomane puis persécution
communiste), le 20e siècle a ouvert de nouvelles perspectives, avec la naissance du
mouvement œcuménique puis le concile Vatican II et son ecclésiologie renouvelée, plus
proche de celle des orthodoxes.
Mais en même temps, l’histoire a apporté de nouvelles fractures qui rendent plus
difficile la réduction des anciennes : émiettement ecclésial consécutif à la Réforme en
Occident, divisions actuelles du monde orthodoxe, pour ne citer que quelques unes de
ces nouvelles ruptures. Entre les deux monde, la question délicate des Eglises uniates
reste comme une épine dans les relations entre Rome et le monde orthodoxe21.
Il n’est pas de meilleure voie pour travailler à l’unité que de continuer à étudier les deux
traditions, avec des méthodes historiques scientifiques et non confessionnelles, pour
supprimer au moins les maladresses et les malentendus.
Marie‐Hélène Congourdeau
CNRS, Paris (UMR 8167)
Sur la réception du concile, cf. M.‐H. Blanchet, « L'Eglise byzantine à la suite de l'Union
de Florence (1439‐1445) : de la contestation à la scission », Byzantinische Forschungen.
29, 2007, p. 79‐123.
19
Doukas, Historia Turcobyzantina, 37, 10, éd. V. Grecu, Bucarest, 1958 : Κρειττότερόν
ἐστιν εἰδέναι ἐν μέσῃ τῇ πόλει φακιόλιον βασιλεῦον Τούρκων ἢ καλύπτραν Λατινικήν.
20
Cf. E. Lanne, « Les Églises orientales catholiques : pont ou mur ? », Communio XVII, 6 ‐
n°104, novembre‐décembre 1992 : Les Eglises orientales.
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