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Les lieux de sépultures des princes de la maison de Savoie (XIe-XVIe siècle) par Laurent Ripart (Université de Savoie) Si les historiens se sont beaucoup intéressés aux sépultures princières, c’est que les funérailles des détenteurs du pouvoir ont toujours offert un point de vue privilégié pour étudier la nature de leurs constructions étatiques. Après s’être longtemps focalisés sur les rituels funéraires1, les historiens s’interrogent de plus en plus sur la localisation des sépultures princières2, dont l’organisation constitue un indicateur particulièrement pertinent pour analyser l’idéologie et la symbolique des pouvoirs dynastiques3. Alors que les princes qui, à l’exemple des rois de France ou d’Angleterre, s’engagèrent très tôt dans un processus de construction étatique établirent tout aussi précocement, dans ou à proximité de leurs capitales, des nécropoles au sein desquelles l’accumulation des corps royaux symbolisait la continuité politique sur laquelle se construisaient leurs États naissants, ceux qui ne voulurent ou ne purent organiser leurs pouvoirs selon les paradigmes du modèle étatique adoptèrent des usages funéraires bien plus dispersés, que ce soit en raison de leur faible continuité dynastique ou parce que l’organisation spatiale de leurs États n’était pas propice au développement d’un pôle de centralité territoriale. 1 Ralph GIESEY, Le roi ne meurt jamais. Les obsèques royales françaises dans la France de la Renaissance, Paris, 1987 [éd. américaine originale : Genève, 1960] ; ID., Cérémonial et puissance souveraine. France, XVeXVIIe siècle, Paris, 1987 (Cahiers des Annales, 41) ; Javier VARELA, La muerte del rey. El ceremonial funerario de la monarquia espanola, 1500-1885, Madrid, 1990 ; Anthony HARVEY et Richard MORTIMER (dir.), The Funeral Effigies of Westminster abbey, Woodbridge, 1994 ; Agostino PARAVICINI BAGLIANI, Le corps du pape, Paris, 1997 [éd. italienne originale : Turin, 1994] ; Lothar KOLMER (dir.), Der Tod der Mächtigen, Kult und Kultur des Todes spätmittelalterlicher Herrscher, Paderborn, 1997 ; Jennifer WOODWARD, The Theatre of Death, the Ritual Management of Royal Funerals in Renaissance England, 1570-1625, Woodbridge, 1997 ; Elisabeth BROWN, « Royal Bodies, Effigies, Funeral Meals and Offices in sixteenth-Century France », dans Jacques CHIFFOLEAU et Agostino PARAVICINI BAGLIANI, Il cadavere. The corpse. Actes du colloque international tenu à Lyon en novembre 1996, Turnhout, 1999 (Micrologus, Natura, Scienze e Società Medievali, 7), p. 437-508 ; Rudolf J. MEYER (dir.), Königs- und Kaiserbegräbnisse im Spätmittelalter, von Rudolf von Habsburg bis zu Friedrich III, Köln-Weimar-Wien, 2000 (Forschungen zur Kaiser- und Papstgeschichte des Mittelalters, 19) ; Jean BALSAMO (dir.), Les funérailles à la Renaissance. XIIe colloque international de la Société française d’étude du seizième siècle, éd., Genève, 2002 (Travaux d’Humanisme et Renaissance, 356) et Murielle GAUDE-FERRAGU, D’or et de cendres. La mort et les funérailles des princes dans le royaume de France au bas Moyen Âge, Lille, 2005. 2 La problématique est ainsi au cœur de plusieurs contributions du récent et important colloque de Michel MARGUE (dir.), Sépulture, mort et représentation du pouvoir au Moyen Âge. Tod, Grabmal und Herrschaftrepräsentation im Mittelalter. Actes des onzièmes journées lotharingiennes, Luxembourg, 2006 (Publication de la Section historique de l’Institut Grand-Ducal, 118 et Publications du CLUDEM, 18). 3 On renverra sur ce point au travail pionnier sur les tombes royales de Saint-Denis d’Andrew LEWIS, Le sang royal, la famille capétienne et l'Etat, France, Xe-XIVe siècle, Paris, 1986 [éd. américaine originale, 1981]. Entre les princes qui se dotèrent de nécropoles et ceux qui n’eurent jamais que des sépultures dispersées, de nombreuses dynasties occupent une position intermédiaire, car bien qu’elles aient effectivement cherché à rassembler leurs sépultures, elles ne réussirent toutefois pas à les stabiliser durablement. Les princes de la maison de Savoie relèvent manifestement de cette dernière catégorie : s’ils se dotèrent d’une nécropole dans l’abbaye d’Hautecombe, celle-ci fut non seulement tardive, car elle ne se mit en place qu’au milieu du XIIIe siècle, mais aussi éphémère, parce qu’elle fut délaissée dès le début du XVe siècle. C’est à cette histoire erratique des lieux de sépultures des princes de la maison de Savoie, mais aussi et surtout à la signification politique de la mise en place de la nécropole d’Hautecombe et de son abandon, que nous consacrerons cette étude qui s’organisera en trois parties. Dans un premier temps, nous verrons que pendant les deux premiers siècles de leur histoire, les princes savoyards ne se soucièrent pas de se doter d’une nécropole, mais se firent inhumer dans des sépultures dispersées. Dans un deuxième temps, nous constaterons que le milieu du XIIIe siècle constitua une évidente césure, puisque les princes de la maison de Savoie se dotèrent alors d’une nécropole que l’on peut concevoir comme l’une des expressions symboliques du projet de construction étatique dans lequel ils étaient en train de s’engager. Enfin, nous verrons que les princes savoyards délaissèrent leur nécropole dès la première moitié du XVe siècle, ce qui nous amènera à nous interroger sur les causes de cet abandon de l’abbaye d’Hautecombe, qui fut le prélude à une nouvelle phase de dispersion des sépultures princières. 1) Avant Hautecombe : le temps des sépultures dispersées (XIe - milieu XIIIe s.) Durant les deux cent cinquante premières années de leur histoire, les princes de la maison de Savoie semblent n’avoir guère éprouvé le besoin de se faire inhumer à proximité des sépultures de leurs parents. De l’an mil à 1230, les sept membres de la maison de Savoie dont nous pouvons, avec plus ou moins de certitude4, identifier les lieux de sépultures furent ainsi inhumés dans pas moins de cinq monastères différents. À la première génération, le comte Humbert Ier, fondateur de la principauté, se fit ainsi inhumer en 1042 dans le prieuré qu’il venait de créer aux Échelles5, sans se soucier de rejoindre dans la mort son frère Burchard, inhumé quelques années auparavant dans le petit monastère voisin de Saint-Genix-surGuiers6. Il en alla de même à la deuxième génération, puisque le comte Amédée Ier, fils et successeur 4 Il faut renoncer à trois traditions funéraires : celles qui veulent que les comtes Humbert Ier et Humbert II aient été respectivement enterrés dans les cathédrales de Saint-Jean-de-Maurienne et de Moûtiers (v. Laurent RIPART, « La mort et la sépulture du comte Humbert : une tradition historiographique reconsidérée », dans Fabrice DELRIEUX et François KAYSER (dir.), Des plats pays aux crêtes alpines. Hommages offerts à François Bertrandy, Chambéry, 2010, p. 71-86) et celle qui situe la tombe du comte Humbert III à Sainte-Croix de Nicosie : il ne s’agit en effet là que d’une tradition introduite au XVe siècle par les Chroniques de Savoie (La Chronique de Savoye de Cabaret, éd. Daniel CHAUBET, Chambéry, 2006, p. 86) qui est totalement ignorée par les sources contemporaines de son décès (v. Laurent RIPART, « La croisade du comte Amédée III de Maurienne († 1148) : un potlatch sans contrepartie ? », dans Benoît GRÉVIN, Annliese NEF et Emmanuelle TIXIER (dir.), Chrétiens, juifs et musulmans dans la Méditerranée médiévale. Mélanges en l’honneur d’Henri Bresc, Paris, 2008, p. 149-165). 5 RIPART, « La mort et la sépulture du comte Humbert… », op. cit. 6 La sépulture de Burchard dans le prieuré de Saint-Genis-sur-Guiers est attestée par le cartulaire de SaintAndré-le-Bas : Ulysse CHEVALIER (éd.), Cartulaire de l'abbaye de Saint-André-le-Bas de Vienne (ordre de Saint-Benoît), suivi d'un appendice de chartes inédites sur le diocèse de Vienne (IXe-XIIe siècles), Vienne-Lyon, 1869 (Collection des cartulaires dauphinois, 1), no 211, p. 154-155 ; no 212, p. 156-157 et no 213, p. 157-158. d’Humbert Ier, semble s’être totalement désintéressé des prieurés des Échelles et de Saint-Genix-surGuiers pour concentrer ses donations pieuses sur le prieuré clunisien du Bourget qu’il avait fondé et où il se fit très vraisemblablement inhumer vers 10607. Ses successeurs firent de même : en 1189, le comte Humbert III choisissait ainsi de se faire inhumer dans le monastère cistercien d’Hautecombe, tandis que son fils, Thomas Ier, se faisait enterrer en 1233 dans l’abbaye bénédictine de San Michele della Chiusa8. Il est révélateur que les deux seuls membres de la maison de Savoie qui se firent inhumer auprès de l’un de leurs parents sont des personnages d’envergure secondaire, puisqu’il s’agit du jeune Humbert, fils d’Amédée Ier, qui mourut en bas âge et fut vraisemblablement inhumé dans le prieuré fondé par son père9, ainsi que d’Aymon, neveu du comte Humbert Ier, vraisemblablement enterré auprès de son père Burchard10. 7 Si la charte de 1025 de fondation du Bourget par le comte Amédée Ier est fausse (v. Pierre DUPARC, « La fondation du prieuré du Bourget-du-Lac (XIe siècle) », dans Actes du Congrès des Sociétés Savantes de la Province de Savoie. Saint-Jean-de-Maurienne, sept. 1968, Belley, 1972, p. 139-153), ce prieuré a bien été fondé par ce comte entre 1042 et 1045 (v. Laurent RIPART, « Moines ou seigneurs : qui sont les fondateurs ? Le cas des prieurés bénédictins des Alpes occidentales (vers 1020-vers 1045) », dans Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 113/3 (2006), p. 189-203, en particulier p. 198). Les donations pro anima faites tout au long de son principat par Amédée Ier au Bourget ne laissent guère de doute sur la vocation funéraire de la fondation (v. les actes édités par Samuel GUICHENON, Histoire généalogique de la royale Maison de Savoie, Turin, 17782, t. IV, Preuves, p. 8 et Domenico CARUTTI, Il Conte Umberto I (biancamano) e il re Ardoino. Ricerche e documenti. Secunda edizione corretta e rifusa con aggiunte, Rome, 1884, no 12, p. 18). 8 Gaudenzio CLARETTA, Storia diplomatica dell’antica abbazia di S. Michele della Chiusa, Torino, 1870, p. 80 ; sur l’abbaye de San Michele della Chiusa, on se reportera en dernier lieu aux articles consacrés à ce monastère publiés dans une série de récents colloques: Pierre BOUET, Giorgio OTRANTO et André VAUCHEZ (dir.), Culte et pèlerinages à saint Michel en Occident. Les trois monts dédiés à l’archange. Actes du colloque de Cerisy-laSalle et du Mont-Saint-Michel, 27-30 septembre 2000, Rome, 2003 (Collection de l’école française de Rome, 316) ; EID. (dir.), Culto e santuari di san Michele nell'Europa medievale. Atti del congresso internazionale di studi, Bari, Monte Sant'Angelo, 5-8 aprile 2006, Bari, 2007 (Biblioteca michaelica, 1) ; Frederi ARNEODO et Paola GUGLIELMOTTI (dir.), Attraverso le Alpi. S. Michele, Novalesa, S. Teofredo e altre reti monastiche. Atti del convegno di Cervère-Valgrana, 12-14 marzo 2004, Bari, 2008 (Bibliotheca Michaelica, 3) et Gianpietro CASIRAGHI et Giuseppe SERGI (dir.), Pellegrinaggi e santuari di san Michele nell’occidente medievale. Pèlerinages et sanctuaires de Saint-Michel dans l’Occident médiéval. Actes du 2e colloque international consacré à l’archange saint Michel, Bari, 2009 (Biblioteca michaelica, 5). 9 C’est sans doute, avec les précautions d’usage, ce que l’on peut déduire de l’acte édité par Samuel GUICHENON, Histoire généalogique…, op. cit., t. IV, Preuves, p. 8. 10 L’hypothèse est probable si l’on en juge par les donations d’Aymon au prieuré de Saint-Genix-sur-Guiers : Ulysse CHEVALIER (éd.), Cartulaire de l'abbaye de Saint-André-le-Bas…, op. cit., no 211, p. 154-155 ; no 212, p. 156-157 et no 213, p. 157-158. Cette dispersion des sépultures des princes de la maison de Savoie n’avait rien de bien original. Si beaucoup de dynasties de l’âge féodal s’étaient dotées de nécropoles11, bien d’autres ont sciemment préféré ne pas en avoir. Telle était en tout cas la norme dans la région rhône-alpine, où, à l’exception des petites dynasties seigneuriales qui ne disposaient sur leurs terres que d’un seul établissement monastique12, les lignages aristocratiques des XIe et XIIe siècles ne soucièrent usuellement pas d’établir une nécropole avant le XIIIe siècle13. En l’état actuel de la recherche, il est difficile 11 Michel LAUWERS, La mémoire des ancêtres. Le souci des morts. Morts, rites et société au Moyen Âge (Diocèse de Liège, XIe-XIIIe siècle), Paris, 1997, p. 294-301, avec les exemples récemment étudié des ducs d’Aquitaine (Cécile TREFFORT, « La mémoire du duc dans un écrin de pierre. Le tombeau du duc d’Aquitaine Guy Geoffroy Guillaume à Saint-Jean-de-Montierneuf à Poitiers », Cahiers de civilisation médiévale, 47 (2004), p. 249-270) et des comtes de Barcelone (Lluis TO FIGUERAS, « Fondations monastiques et mémoire familiale en Catalogne (IXe-XIe siècle) », dans François BOUGARD, Cristina LA ROCCA et Régine LE JAN (dir.), Sauver son âme et se perpétuer. Transmission du patrimoine et mémoire au haut Moyen Âge, Rome, 2005 (Collection de l’École française de Rome, 351), p. 293-329.) 12 Le seul exemple bien attesté est celui des sires de Faucigny, qui selon le témoignage du testament donné en novembre 1262 par Agnès de Faucigny (Archivio di Stato di Torino, Materie politiche per rapporto all'interno, Testamenti, mazzo I, 9/1-2, avec une édition partielle et très médiocre de Ludwig von WURSTEMBERGER, Peter der Zweite, Graf von Savoyen, Markgraf in Italien, sein Haus und seine Lande. Ein charakterbild des dreizehnten jahrhunderts, diplomatisch bearbeitet. Mit einem urkundenbuche, Berne-Zurich, 1856-1858, 4 vol., t. IV, no 586, p. 299) auraient tous été inhumés dans le prieuré clunisien de Contamine, fondé en 1083 par leurs ancêtres (François BOUCHAGE, Le prieuré de Contamine-sur-Arve (Haute-Savoie) et les sœurs du même lieu, Chambéry, 1889). 13 Tel a par exemple été le cas des comtes de Genève, qui ne se dotèrent d’une nécropole que vers 1200 à l’abbaye Sainte-Catherine du Mont de Semnoz (v. François MUGNIER, « Histoire documentaire de l'abbaye de d’interpréter cette situation : si certains chercheurs ont pu estimer, non sans bonnes raisons, que l’absence d’une nécropole témoignait de la faiblesse de la conception dynastique du pouvoir ou encore d’un faible niveau de territorialisation de la principauté14, d’autres études ont démontré que les choses pouvaient être plus complexes et qu’il était difficile de généraliser ce genre de conclusions15. Dans le cas des comtes de Savoie, et plus généralement dans celui des autres dynasties princières de nos régions, la première de ces deux positions semble préférable, l’absence d’une nécropole étant cohérente avec leur conception relativement peu dynastique du pouvoir, qu’ils concevaient comme un honneur impérial au moins autant que comme un patrimoine familial16. On pourra aussi s’étonner que l’on connaisse bien mieux les sépultures des princes du début du XIe que celles de leurs successeurs de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle. Il s’agit en fait là de l’une des conséquences de la forte visibilité des fondations aristocratiques du début du XIe siècle17 : rompant avec les usages de leurs ancêtres, qui s’étaient fait enterrer dans les grands monastères régionaux comme la Novalaise ou Saint-André-le-Bas, les fondateurs des principautés de l’an mil choisirent de se faire inhumer dans les nouveaux prieurés qu’ils avaient fondés afin de marquer leur espace politique18. En se faisant inhumer dans ces églises, qui constituaient d’importants monuments à l’échelle régionale, ces princes marquaient de leur corps l’espace politique qu’ils étaient en train de construire. Tels furent par exemple les cas des prieurés des Echelles et de Saint-Genix, que les premiers ancêtres des comtes de Savoie avaient bâti sur la frontière qui séparaient leurs domaines des terres des comtes guigonides de Grenoble. En redéfinissant l’ensemble des bâtiments ecclésiaux comme des res nullius19, la réforme grégorienne mit un terme à ces fondations privées de prieurés. Au XIIe siècle, les princes de Savoie ne furent plus inhumés dans leurs fondations, mais dans des monastères sur lesquels ils n’exerçaient qu’une autorité limitée, comme ce fut le cas pour Humbert III, inhumé dans le chœur du monastère cistercien Sainte-Catherine (près d’Annecy). Abbaye de Bonlieu (appendices) », Mémoires et documents publiés par la Société savoisienne d'histoire et d'archéologie, 24 (1886), p. 1-326 et Christian REGAT, L’abbaye SainteCatherine. Des moniales cisterciennes dans l’histoire d’Annecy, Annecy, 2001). Quant aux Dauphins, ils n’en eurent pas réellement avant le début du XIVe siècle, lorsqu’ils prirent l’habitude se faire inhumer dans la collégiale Saint-André de Grenoble : v. Anne LEMONDE, « Au cœur du pouvoir : les gens du prince et la collégiale de Saint-André de Grenoble (XIIIe-XVe siècle) » dans Pierrette PARAVY et Ilaria TADDEI (dir.), Les lieux de sociabilité à la fin du Moyen Âge. Journées d’études des 19-20 avril 2002, Grenoble, 2006 (Cahiers du CRHIPA, 9), p. 61-74 et Gilles-Marie MOREAU, Le Saint-Denis des Dauphins : histoire de la collégiale SaintAndré-de-Grenoble, Paris, 2010. 14 Michel MARGUE, « De la fondation privilégiée à la nécropole familiale : l'abbaye de Clairefontaine. Réflexions préliminaires à l'étude d'un lieu de mémoire dynastique », Annales de l'Institut archéologique du Luxembourg, 126-127 (1995-1996), p. 57-91, en particulier p. 86. 15 Georges DECLERCQ, « Entre mémoire dynastique et représentation politique. Les sépultures des comtes et comtesses de Flandre (879-1128) », dans MARGUE (dir.)., Sépulture, mort et représentation du pouvoir au Moyen Âge…, cit., p. 323-372. 16 Giovanni TABACCO, Lo stato sabaudo nel sacro romano imperio, Turin, 1939, p. 9-10 et Laurent RIPART « Non est consuetum in comitatu Sabaudie quod filia succedit patri in comitatu et possessione comitatus. Genèse de la coutume savoyarde de l'exclusion des filles », dans Bernard ANDENMATTEN, Agostino PARAVICINI BAGLIANI et Eva PIBIRI (dir.), Pierre II de Savoie. Le « petit Charlemagne » († 1268), Lausanne, 2000, (Cahiers lausannois d'histoire médiévale, 27), p. 295-331, particulièrement p. 307-308. 17 Dominique IOGNA-PRAT, La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge, Paris, 2006, p. 351-362. 18 RIPART, « Moines ou seigneurs : qui sont les fondateurs ?... », cit. 19 Michel LAUWERS, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, 2005, p. 101-107. d’Hautecombe, mais aussi pour Thomas Ier, enterré dans la vieille et prestigieuse abbaye de San Michele della Chiusa. Cette évolution témoigne des transformations des relations entre les princes et l’institution ecclésiale : le temps des petits prieurés dynastiques, placés sous l’étroit patronage de leurs fondateurs, était désormais révolu, ce qui amenait l’aristocratie princière à se faire inhumer dans des établissements qui, tout en étant situés dans leur principauté, disposaient d’une forte autonomie. Enfin, on constatera que les tombes des premiers princes de Savoie, en particulier celles du XIe siècle, sont pratiquement toutes concentrées dans un espace très restreint, autour de l’avant-pays savoyard et du Mont-du-Chat. Sans doute n’est-ce pas un hasard si cet espace correspond grossièrement aux plus anciennes possessions des princes de la maison de Savoie : à l’heure de la mort, les membres de la famille princière semblent avoir souhaité être inhumés dans ou à proximité de leurs terres patrimoniales. On notera aussi que la plupart des sépultures identifiées se trouvaient en situation de frontière : ce fut, comme nous l’avons déjà vu, le cas des prieurés de Saint-Genix-sur-Guiers et des Échelles, mais aussi celui de l’abbaye de San Michele della Chiusa, établie sur les cluses lombardes qui séparaient au XIIe siècle la vallée de Suse savoyarde de l’espace piémontais20, ou encore du prieuré du Bourget, qui a sans doute constitué au début du XIe siècle une zone de frontière entre les terres des premiers membres de la famille des princes de Savoie et le patrimoine que la monarchie rodolphienne possédait dans la cluse de Chambéry21. La sépulture semble avoir ainsi eu une fonction territoriale, comme si l’inhumation d’un corps princier permettait d’affirmer l’autorité de la dynastie dans des zones de marches. 2) Le temps de la nécropole d’Hautecombe (milieu XIIIe – fin XIVe s.) Bien que le comte Humbert III ait été inhumé en 1189 à l’abbaye cistercienne d’Hautecombe, concrétisant ainsi dans la mort les fortes relations qu’il avait entretenues tout au long de son principat avec les moines de l’ordre de Cîteaux, cette inhumation n’avait en rien modifié la tradition savoyarde de dispersion des sépultures princières. Si conformément à l’usage, la comtesse Béatrice, épouse d’Humbert III, l’avait rejoint dans sa tombe en 1230, leur fils Thomas Ier s’était, comme nous l’avons vu, fait inhumer en 1233 à l’abbaye de San Michele della Chiusa, sans se soucier de rejoindre la sépulture de ses parents. Au début du XIIIe siècle, l’abbaye d’Hautecombe accueillait donc la tombe d’un comte savoyard, mais ne jouait toutefois pas encore le rôle d’une nécropole princière. Le processus ne se mit en place qu’au cours du deuxième tiers du XIIIe siècle, lorsque l’un des fils puînés de Thomas Ier, Guillaume, qui avait réussi l’exploit peu commun de cumuler les évêchés de Valence, Winchester et Liège22, fut inhumé dans l’abbaye d’Hautecombe. Mort à Viterbe le 1er novembre 1239, Guillaume fut enterré auprès de son grand-père Humbert III un 5 mai, sans doute de 20 Sur les Cluses lombardes et leur rôle frontalier, v. Emanuela MOLLO, « Le Chiuse : realtà e rappresentazioni mentali nel confine alpino nel medioevo », Bollettino storico-bibliografico subalpino, 86 (1986), p. 333-390 (réédition avec mise à jour dans Giuseppe SERGI (dir.), Luoghi di strada nel medioevo. Fra il po, il mare e le Alpi occidentali, Turin, 1996, p. 41-91 et sous le titre « Le chiuse alpine fra realtà e mito », dans I Longobardi e le Alpi. Atti della giornata di studio « “Clusae Longobardorum”, i Longobardi e le Alpi », Chiusa di San Michele, 6 marzo 2004, Suse, 2005 (La biblioteca di Segusium, 4)p. 47-66). 21 Laurent RIPART, « Le serment de paix viennois (c. 1020). Contribution à l’étude du manuscrit A9 de la bibliothèque de la bourgeoisie de Berne », dans Bernard ANDENMATTEN, Catherine CHÈNE, Martine OSTORERO, Eva PIBIRI (dir.), Mémoires de cours. Mélanges offerts Agostino Paravicini Bagliani, Lausanne, 2008, p. 29-43. 22 Alain MARCHANDISSE, « Guillaume de Savoie. Un monstrum spirituale et belua multorum capitum sur le trône de saint Lambert ? », Bulletin de la Société royale « Le Vieux-Liège », 13 (1997), p. 657-670 et 681-700. l’année 1240, par les bons soins de son frère Pierre et de l’abbé Burchard d’Hautecombe23. Bien que cet enterrement montre que l’abbaye d’Hautecombe était désormais perçue comme une sépulture de choix par la famille des princes de Savoie, cet établissement n’avait toutefois pas encore acquis son statut de nécropole. Lorsqu’en 1242, un autre des fils de Thomas Ier, Aymon, trouva la mort, il ne fut en effet pas inhumé à Hautecombe, mais dans l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune, qui se situait, il est vrai, au cœur de l’apanage que ce cadet avait reçu en Chablais24. Les choix funéraires du comte Amédée IV, fils aîné et successeur de Thomas Ier, montrent toutefois que l’abbaye d’Hautecombe était de plus en plus perçue comme le lieu de sépulture naturel des Savoie. Rédigeant son testament en 1252, Amédée IV avait demandé à être inhumé chez les moniales cisterciennes du Betton, où il avait ordonné que sa fille Béatrice prît l’habit25. Une année plus tard, le comte Amédée IV, alors sur son lit de mort, donnait un codicille dans lequel il élisait sépulture « dans le cimetière d’Hautecombe »26. Bien que nous ne connaissions pas les motivations précises de la décision du comte Amédée, peut-être prise sous l’influence de son épouse, Cécile des Baux, qui semble s’être opposée à ce que sa fille Béatrice entrât au monastère du Betton27, ce codicille montre que les comtes de Savoie inclinaient désormais à se faire inhumer auprès de ceux de leurs parents qui reposaient à Hautecombe. 23 Le fait est connu par l’épitaphier d’Hautecombe : Anno Domini MCCXXXIX delatus fuit de curia romana illustrissimus vir dominus Guillermus de Sabaudia electus Valencie qui inde Guillermus per inclite ac pie recordationis domine Petrus comes et venerabilis pater dominus Burchardus abbas Altecombe, tertio nonas maii fuit hic honorifice sepultus (Chronica latina Altæcombæ, dans Monumenta Historiæ Patriæ, Scriptores, t. I, Turin 1840, col. 671-678, ici col. 673). 24 Cela découle de l’obituaire de Saint-Maurice d’Agaune qui expose que les chanoines devaient chaque année aller en procession sur la tombe d’Aymon qui se trouvait donc dans leur cimetière (Aymo filius domini Thomæ comitis Sabaudiæ : 9 lectionum et processio, éd. Elodie MICHEL, Les chanoines et leurs morts. Étude des obituaires de Saint-Maurice d’Agaune, mémoire de Master I, Université de Chambéry, 2011). 25 Archivio di Stato di Torino, mazzo I/1, 5, éd. Samuel GUICHENON, Histoire généalogique de la royale maison de Savoie, Turin, 17782, 4 vol., t. IV, Preuves, p. 69-70. 26 In primis eligimus sepulturam nostram in cimiterio Altecumbe (Archivio di Stato di Torino, mazzo I/1, 6). 27 RIPART, « Non est consuetum in comitatu Sabaudie … », cit., p. 313-315. Le comte Boniface, fils et successeur du comte Amédée IV, n’eut sans doute pas la possibilité de s’interroger sur la localisation de sa sépulture : si l’on croit les sources narratives du XVe siècle, ce prince, tombé aux mains des Turinois lors d’un coup de main malheureux, mourut en 1263 en captivité sans que l’on sache ce qu’il advint de son corps28. Nous connaissons en revanche bien les choix funéraires de son oncle et successeur, Pierre : en 1264, un an après avoir hérité du comté, Pierre élisait sépulture dans l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune29, confirmant ainsi le choix qu’il avait fait dans le testament qu’il avait donné en 125530, alors qu’il venait d’hériter de l’apanage du Chablais. Toutefois, l’attraction de l’abbaye d’Haubecombe finit par être la plus forte, puisqu’en 1268, sur son lit de mort, le comte Pierre changea d’avis et demanda à y être inhumé31. Le « cimetière d’Hautecombe » exerçait désormais une très forte attirance sur tous les membres de la maison de Savoie : si Thomas II, fils du comte Thomas Ier, fut inhumé en 1259 dans la cathédrale d’Aoste32, ses frères Philippe et Boniface 28 Toutes les sources sur la capture et le décès du comte Boniface, dont il n’existe aucune attestation dans la documentation contemporaine, dérivent du récit des Chroniques de Savoie, rédigées entre 1417 et 1419 (La Chronique de Savoye de Cabaret, éd. Daniel CHAUBET, Chambéry, 2006, p. 109) : selon ce texte, le comte Boniface aurait été inhumé dans le cimetière du chapitre de Saint-Jean-de-Maurienne, mais ce récit est d’autant moins crédible que le comte Boniface n’est cité dans aucun des deux obituaires du chapitre de Saint-Jean-deMaurienne. 29 Archivio di Stato di Torino, mazzo I/2, 12, éd. Bernard ANDENMATTEN, « Contraintes lignagères et parcours individuels : les testaments de Pierre II », dans ANDENMATTEN, PARAVICINI BAGLIANI et PIBIRI (dir.), Pierre II de Savoie…, cit., p. 287-292. 30 Archivio di Stato di Torino, mazzo I/2, 7, éd. ANDENMATTEN, « Contraintes lignagères et parcours individuels… », op. cit., no 2, p. 284-286. 31 Archivio di Stato di Torino, mazzo I/3, 16, éd. Ludwig VON WURSTEMBERGER, Peter der Zweite, Graf von Savoyen, Markgraf in Italien ; sein Haus und seine Lande, Berne-Zurich, 1856-1858, 4 vol., t. IV, no 749, p. 431-436. 32 Jean-Auguste DUC, Histoire de l’église d’Aoste, Aoste, 1901-1915, 10 vol., t. II, p. 344. élurent sépulture à Hautecombe dans les testaments qu’ils donnèrent respectivement en 1256 et 126433. La tradition était désormais établie : à partir des années 1260 et pendant un siècle et demi, tous les princes de la maison de Savoie furent, sans la moindre exception, inhumés dans l’abbaye d’Hautecombe. Entre les années 1230 et les années 1260, les pratiques funéraires des princes de la maison de Savoie avaient ainsi connu un changement majeur : les anciennes sépultures dispersées des comtes avaient fait place à une nécropole établie à Hautecombe, à proximité de la ville de Chambéry où les comtes savoyards étaient en passe d’installer leur capitale34. Cette modification des sépultures princières est ainsi contemporaine du processus de territorialisation et de hiérarchisation spatiale de la principauté savoyarde qui caractérise le XIIIe siècle35. Elle s’inscrit aussi dans le contexte de transformation de la dévolution du pouvoir comtal, qui devenait de plus en plus perçu comme un patrimoine dynastique dont la transmission se faisait selon les règles du droit privé, comme en témoigne par ailleurs la diffusion du testament36. Plus généralement, elle ressort des transformations générales du pouvoir et des institutions de la principauté, qui se transformait en un petit État princier37. Avec cette nécropole, les comtes savoyards s’étaient aussi dotés d’un centre symbolique qui fut le foyer de la nouvelle culture dynastique de ce qui était en passe de devenir la maison de Savoie38. Audelà de l’exercice des fonctions proprement liturgiques attachées aux prières pour les morts, les moines de l’abbaye d’Hautecombe établirent en effet les fondements mémoriels de la dynastie princière : ils assumèrent non seulement la garde du trésor des chartes comtales39, mais posèrent aussi les fondements d’une historiographie princière en rédigeant la toute première généalogie de la dynastie savoyarde40. Dans les années 1330, les liens entre les membres de la maison de Savoie et 33 Archivio di Stato di Torino, mazzo I/2, 8 et 13. Pierre DUPARC, « La naissance d’une capitale. Chambéry aux XIIe et XIIIe siècles », dans Bulletin philologique et historique (jusqu'à 1610) du Comite des travaux historiques et scientifiques, année 1980, 1983, p. 39-70 et Régine BRONDY, Chambéry. Histoire d’une capitale, vers 1350-1560, Lyon-Paris, 1988. 35 Sur la construction de l’espace politique savoyard, v. Giuseppe SERGI, Potere e territorio lungo la strada di Francia. Da Chambery a Torino fra X e XIII secolo, Naples, Liguori, 1981 ; Guido CASTELNUOVO, « Lo spazio alpino medievale e il principato sabaudo : modelli, gerarchie, frontiere », dans Archivio per l’alto Adige. Rivista di studi alpini, 88-89 (1994-1995), p. 483-490 et ID., « Lo spazio sabaudo fra Nord e Sud delle Alpi : specificità e confronti (X-XV secolo) », dans Communicazione e mobilità nel Medioevo. Incontri fra il Sud e il Centro dell’Europa (secoli XI-XIV), a cura di Siegfried de Rachewiltz e Josef Riedmann, Bologna, Il Mulino, 1997 (Annali dell’Istituto storico italo-germanico, 48), p. 473-493. 36 V. Laurent CHEVALLIER, Recherches sur la réception du droit romain en Savoie des origines à 1789, Annecy, 1953 ; Anne-Cécile GUEX, « Volumus et precimus » : les testaments des fils du comte Thomas Ier de Savoie (1234-1268), Mémoire de licence de l’Université de Lausanne, 1993 et RIPART, « Non est consuetum in comitatu Sabaudie… », op. cit. 37 Sur les transformations de la principauté savoyarde au milieu du XIIIe siècle, v. ANDENMATTEN, PARAVICINI BAGLIANI et PIBIRI (dir.), Pierre II de Savoie…, cit. 38 Bernard ANDENMATTEN, Agostino PARAVICINI BAGLIANI et Annick VADON (dir.), Héraldique et emblématique de la maison de Savoie (XIe-XVIe siècle). Lausanne, 1994, (Cahiers lausannois d’histoire médiévale, n° 10) et Luisa Clotilde GENTILE, Riti ed emblemi. Processi di rappresentazione del potere principesco in arca subalpina (XIII-XVI secc.), Turin, 2008 (Corti e principi fra Piemonte e Savoia, 2). 39 Bernard ANDENMATTEN et Guido CASTELNUOVO, « Produzione documentaria e conservazione archivistica nel principato sabaudo, XIII-XV secolo », dans Bullettino Storico Italiano per il Medio Evo, 110/1 (2008), p. 279348, en particulier p. 286-298. 40 Laurent RIPART, « Aux sources des Chroniques de Savoie : la généalogie comtale d’Hautecombe (vers 1342) », dans Laurent RIPART (dir.), Ecrire l'histoire et penser le pouvoir. États de Savoie, milieu XIVe - fin XVIes., Chambéry, à paraître. 34 l’abbaye d’Hautecombe acquirent encore plus de visibilité lorsque le comte Aymon fit construire une chapelle princière dans la nef latérale de l’église abbatiale, du côté de l’Évangile : il y fit déposer dans un caveau souterrain les restes de ceux de ses ancêtres qui, à la différence d’Humbert III, de Boniface et de Louis Ier de Savoie-Vaud, dont les tombes avaient été placées dans le chœur, avaient été originellement enterrés dans le cimetière de l’abbaye41. Comme les princes de la maison de Savoie ne disposaient pas, à la différence de la plupart des autres dynasties princières d’Occident, d’un véritable rituel de couronnement42, les funérailles comtales constituaient la principale cérémonie de translation du pouvoir comtal. Bien connues depuis l’étude que Nadia Pollini leur a consacrée en 199443, ces funérailles princière se déroulaient dans un faste ostentatoire : dans une église illuminée par des centaines de torches et recouverte de draps précieux aux armes des Savoie, le corps du prince était porté dans un tabernacle si ouvragé qu’il fallut par exemple employer 120 charpentiers pour réaliser celui du comte Aymon en 1343. Ces cérémonies avaient vocation à rassembler tout le corps politique de la principauté, qui ramenait en un long cortège funéraire le corps du prince à sa dernière demeure, s’arrêtant pour une dernière étape au Bourget, avant que le convoi ne traverse en bateaux le lac pour rejoindre l’abbaye d’Hautecombe. La dépouille du prince était alors accompagnée par la quasi-totalité de la noblesse savoyarde, par des prêtres en grand nombre, mais aussi par de très nombreux pauvres – en en compta 2280 pour l’enterrement de Philippe II44 – que la trésorerie princière rémunérait afin qu’ils participassent aux prières pour l’âme du défunt. Ces funérailles rassemblaient ainsi des milliers, et peut-être même des dizaines de milliers, de sujets de la maison de Savoie, venus rendre un dernier hommage à leur prince défunt, mais aussi et sans doute surtout faire allégeance à son héritier, qui recevait après les funérailles les hommages de ses vassaux45. 3) L’abandon d’Hautecombe46 Dès la fin du XIVe siècle, la nécropole d’Hautecombe donna de premiers signes de déclin. Dans les années 1380, la maison de Savoie se dota ainsi d’un nouveau pôle mémoriel, en fondant une 41 Sur l’abbaye d’Hautecombe, v. Claudius BLANCHARD, « Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie », Mémoires et documents publiés par l’Académie de Savoie, III/1, 1875, p. 1-741 et Romain CLAIR, Hautecombe, Aix-les-Bains, 2010. 42 Malgré l’absence d’un véritable cérémonial de couronnement, les princes de la maison de Savoie disposaient toutefois d’un rituel d’avènement par le biais de la translation de l’anneau de Saint-Maurice : Laurent RIPART, « L’anneau de saint Maurice », dans ANDENMATTEN, VADON, PARAVICINI BAGLIANI (dir.), Héraldique et emblématique de la maison de Savoie…, cit., p. 45-91 et GENTILE, Riti ed emblemi…, cit., p. 110-116. 43 Nadia POLLINI, La mort du Prince. Rituels funéraires de la Maison de Savoie (1343-1451), Lausanne, 1994 (Cahiers lausannois d’histoire médiévale, 9), avec désormais aussi GENTILE, Riti ed emblemi…, cit., p. 70-80. 44 Sur les funérailles de Philippe II, v. Ferdinando GABOTTO, Lo Stato sabaudo da Amedeo VIII ad Emmanuele Filiberto, Turin, 1892-1895, 3 vol., t. 3, p. 75-76 et Emmanuel DE QUINSONAS, Matériaux pour servir à l'histoire de Marguerite d'Autriche : duchesse de Savoie, régente des Pays-Bas, Paris, 1860, 3 vol., t. 3, p. 1-4. 45 Sur la réception des hommages à Hautecombe par le jeune comte Amédée VI, après l’inhumation de son père Aymon, v. Bernard ANDENMATTEN, La maison de Savoie et la noblesse vaudoise (XIIIe-XIVe siècles). Supériorité féodale et autorité princière, Lausanne, 2005 (Mémoires et documents de la Société d’histoire de la Suisse romande, 4/VIII), p. 219-221. 46 Cette partie reprend les conclusions de Bernard ANDENMATTEN et Laurent RIPART, « Ultimes itinérances. Les sépultures des ducs de la maison de Savoie entre Moyen Âge et Renaissance », dans Agostino PARAVICINI BAGLIANI, Eva PIBIRI et Denis REYNARD (dir.), L’itinérance des seigneurs (XIVe-XVIe siècle). Actes du colloque international de Lausanne et Romainmôtier, 29 novembre-1er décembre 2001, Lausanne, 2003 (Cahiers lausannois d’histoire médiévale, 34), p. 193-247. chartreuse dans le château princier de Pierre-Châtel qui, à défaut d’accueillir les corps de la famille princière, exerça pour le compte de la dynastie savoyarde certaines des fonctions commémoratives qui avaient jusque là relevé de la seule abbaye d’Hautecombe47. Dans la première moitié du XVe siècle, le déclin de la nécropole s’amplifia puisqu’elle perdit son monopole sur la sépulture des princes de la maison de Savoie : en 1408, Antoine, l’un des fils d’Amédée VIII, fut ainsi enterré à Chieri, tandis que son frère Amédée était inhumé, en 1431, à Pignerol et que leur oncle, Humbert le Bâtard, se faisait ensevelir en 1441 dans la chapelle qu’il avait fondée sur ses terres d’Estavayer48. Cette nouvelle prise de distance de la cour de Savoie avec son ancienne nécropole transparut aussi dans les très officielles Chroniques de Savoie, dans lesquelles l’historiographe ducal Cabaret brossa, entre 1417 et 1419, un portrait peu flatteur du comte Humbert III, auquel il reprochait son attachement trop fort à la vie monastique de l’abbaye d’Hautecombe49. La césure n’intervint toutefois qu’à la mort d’Amédée VIII qui, après avoir en 1439 élu par testament sépulture à l’abbaye d’Hautecombe, fut finalement inhumé à Ripaille à son décès en 145150. La rupture était désormais consommée : pour la première fois depuis 1233, le chef de la maison de Savoie n’était pas enterré dans l’abbaye d’Hautecombe. Bien que dans la seconde moitié du XVe siècle, certains des membres de la maison de Savoie se fissent encore enterrer à Hautecombe, comme ce fut par exemple le cas en 1482 du duc Philibert Ier51, le déclin des fonctions funéraires de l’abbaye cistercienne était irrémédiable : après que le duc Philippe II y fut inhumé en 1497, au cours d’une cérémonie de facture très traditionnelle52, la vieille nécropole dynastique fut définitivement abandonnée par la famille princière53. Dans le contexte de la fin du Moyen Âge, une telle évolution n’avait, il est vrai, rien de bien original : dans le reste du Saint-Empire romain-germanique, de nombreuses autres dynasties princières se détournaient alors aussi de leurs vieilles nécropoles monastiques, préférant désormais se faire inhumer à proximité immédiate des 47 Laurent RIPART, « Du Cygne noir au Collier de Savoie : genèse d’un ordre monarchique de chevalerie (milieu XIVe-début XVe siècle) », dans Luisa GENTILE et Paola BIANCHI (dir.), L’affermarsi della corte sabauda. Dinastie, poteri, élites in Piemonte e Savoia fra tardo medioevo e prima età moderna, Torino, 2006, p. 93-113 et ID., « Sociabilité aristocratique et religion princière. L’exemple des ordres princiers de chevalerie savoyards (milieu XIVe-milieu XVe siècle) », dans PARAVY et TADDEI (dir.), Les lieux de sociabilité…, cit., p. 75-91. 48 ANDENMATTEN, RIPART, « Ultimes itinérances… », cit., p. 205 ; pour la sépulture d’Humbert le Bâtard, v. aussi le récent travail d’Adrien DE RIEDMATTEN, Humbert le Bâtard. Un prince aux marches de la Savoie (13771443), Lausanne, 2004 (Cahiers lausannois d’histoire médiévale, 35). 49 Guido CASTELNUOVO, « Les devoirs d’un prince mélancolieux. Humbert III entre quête monastique, stratégies lignagères et obligations politiques », dans Laurence CIAVALDINI-RIVIÈRE, Anne LEMONDE-SANTAMARIA, Ilaria TADDEI (dir.), Entre France & Italie. Mélanges offerts à Pierrette Paravy, Grenoble, 2009, p. 59-68. 50 Bernard ANDENMATTEN et Agostino PARAVICINI BAGLIANI, « Le testament d’Amédée VIII », dans EID. (dir.), Amédée VIII - Félix V, premier duc de Savoie et pape (1383-1451). Actes du colloque international de RipailleLausanne, 23-26 octobre 1990, Lausanne, 1992 (Bibliothèque historique vaudoise, 103), p. 465-505. 51 BLANCHARD, « Histoire de l’abbaye d’Hautecombe… », cit., p. 305 et GABOTTO, Lo Stato sabaudo…, cit., t. II, p. 292. 52 V. supra, n. 44. 53 En raison de la chronologie choisie, cette étude ne prend pas en considération le renouveau que l’abbaye d’Hautecombe connut dans les années 1820, lorsque le roi Charles-Félix la fit entièrement restaurer et choisit de s’y faire inhumer ; on verra sur ce point la récente étude de Maria Ludovica VERTOVA, Hautecombe. Il restauro ottocentesco, Turin, 2009 (Fonti per la storia delle arti in Piemonte, 4). Ce renouveau mémoriel des anciennes sépultures de la dynastie amena aussi la monarchie savoyarde à réinvestir l’abbaye de San Michele della Chiusa, où le comte Thomas Ier avait été inhumé : v. Renato BORDONE et Elena DELLAPIANA, « La Sacra di San Michele nella riscoperta ottocentesca del medioevo. Il progetto dinastico di Carlo Alberto », dans Bollettino StoricoBibliografico Subalpino, 95/2 (1997), p. 639-658. palais établis au cœur de leurs nouvelles capitales54. Dans le cas des Savoie, ce processus prit toutefois une forme inhabituelle, puisque les princes savoyards ne remplacèrent pas leur ancienne nécropole rurale par une nouvelle nécropole urbaine, mais se firent désormais inhumer dans des sépultures particulièrement dispersées : aux XVe et XVIe siècles les membres de la dynastie princière furent en effet enterrés dans pas moins de 20 localités différentes. Cet éclatement des sépultures princière renvoie à des causes complexes et nombreuses qui témoignent toutes peu ou prou de la crise de croissance que connut l’État savoyard à la fin du XVe et au début du 54 Kurt ANDERMANN, « Kirche und Grablege. Zur sakralen Dimension von Residenzen », dans Kurt ANDERMANN (dir.), Residenzen, Aspekte Hauptstädtischer Zentralität von der frühen Neuzeit bis zum Ende der Monarchie, Sigmaringen, 1992 (Oberrheinische Studien, 10), p. 171-187 et Michel PAULY, « Sépulture princière et capitale », dans MARGUE (dir.)., Sépulture, mort et représentation du pouvoir au Moyen Âge…, cit., p. 639982. XVIe siècle55. En un temps où tous les États princiers s’organisaient autour d’une capitale, la dispersion des sépultures savoyardes s’explique ainsi en partie par les difficultés que les États de Savoie éprouvaient à s’organiser autour d’un véritable pôle urbain. Si au milieu du XVe siècle, les ducs de Savoie espérèrent que Genève pourrait devenir leur capitale, ils ne furent toutefois pas en capacité de s’y maintenir et il leur fallut se replier à Chambéry dans les dernières décennies du siècle ; n’y trouvant toutefois pas les ressources nécessaires à la création d’une capitale de rang princier, ils regardèrent alors vers l’Italie, hésitant entre les différentes villes du réseau urbain piémontais longtemps mal hiérarchisé, avant d’établir finalement leur cour à Turin en 1563. L’éclatement des sépultures savoyardes s’explique, du moins en partie, par cette difficile recherche d’une capitale savoyarde : si le duc Louis se fit ainsi inhumer en 1465 à Genève, ses descendants hésitèrent entre les principales villes de leurs États (Chambéry, Verceil, Ivrée, Pignerol, Nice etc.), avant d’établir finalement à la fin du XVIe siècle leurs sépultures dans la cathédrale Saint-Jean-Baptiste de Turin, qui servit dès lors de nécropole palatiale à la dynastie56. Ces nouvelles difficultés d’organisation territoriale de la principauté savoyarde se traduisirent aussi par une très nette tendance à un éclatement centrifuge, qui constitua l’un des autres facteurs de la dispersion des sépultures des membres de la maison de Savoie. Au cours du XVe siècle, l’affirmation des différentes patrie qui composaient la principauté savoyarde se concrétisa par la mise en place d’apanages princiers, confiés aux cadets de la famille ducale. Cette évolution entraîna la création de nouvelles capitales locales, sièges de dynasties apanagées, qui s’attachèrent à y établir leurs sépultures. Tel fut par exemple le cas des princes apanagés de la Bresse, qui fondèrent une nouvelle nécropole à Brou, aux portes de Bourg, ou encore du prince savoyard Amédée de Piémont qui se fit inhumer en 1431 à Pignerol, dans l’ancienne nécropole que la branche apanagée des Savoie-Achaïe avait établie au XIVe siècle57. Ce processus de création de nécropoles d’apanages trouve un exemple particulièrement caractéristique chez les princes apanagistes du Genevois. Si Philippe, le premier des comtes apanagistes de Genève, fut enterré en 1444 à Hautecombe, ce qui montre qu’il se considérait d’abord et avant tout comme un membre de la maison de Savoie, ses successeurs se firent en revanche inhumer à Annecy. Toutefois, alors que le comte Janus de Genève y avait été enterré en 1492 dans l’église des Dominicains, son lointain successeur Philippe, fondateur de la lignée des ducs de Genevois-Nemours58, fit établir en 1553 sa sépulture dans la collégiale Notre-Dame de Liesse, autrement dit dans la nécropole que les comtes de Genève avaient établie au XIVe siècle. Par ce choix funéraire, il affirmait l’autonomie de son apanage, en situant symboliquement son corps princier dans la continuité des anciens comtes indépendants qui avaient dominé le Genevois59. 55 Sur la crise et les transformations des états de Savoie de la fin du XVe et du début du XVIe siècle, v. en dernier lieu : Alessandro BARBERO, Il ducato di Savoia. Amministrazione e corte di uno stato franco-italiano (1416-1536), Roma-Bari, 2002 et Daniela CEREIA, Percorso politico di un cadetto: Filippo di Bresse, poi duca di Savoia, Thèse, Université de Turin, 2008. 56 ANDENMATTEN, RIPART, « Ultimes itinérances… », cit., p. 214-222. 57 Ibid., cit., p. 222-229. 58 Sur les Genevois-Nemours, v. Laurent PERRILLAT, L’apanage de Genevois aux XVIe et XVIIe siècles. Pouvoirs, institutions, société, Annecy, 2006, 2 vol. (Mémoires et documents publiés par l’Académie salésienne, 112). 59 Mélisa KAYA, Le comte est mort. Mort, dévotions, funérailles, succession testamentaire et préoccupations dynastiques chez les comtes et comtesses de Genève, 11179-1400, Mémoire de master, Chambéry, 2007. Si les difficultés de la principauté à trouver un nouvel équilibre territorial concourraient ainsi à la multiplication des lieux de sépultures princiers, la crise plus proprement politique qui affectait alors la dynastie constitua aussi un facteur important de dispersion des lieux d’inhumation de la famille ducale. L’enterrement d’un prince dans une nécropole supposait en effet l’organisation du long rituel nécessaire à la conduite du défunt jusqu’à sa dernière demeure. Au XIVe siècle, la cour savoyarde avait ainsi toujours eu besoin d’au moins trois semaines pour procéder à l’inhumation du comte défunt, puisqu’il fallait le plus souvent plusieurs journées pour que le cortège funéraire puisse rallier, depuis le lieu de décès du prince, la nécropole d’Hautecombe. Dans les circonstances politiques de la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle, la cour ne disposa le plus souvent pas du temps nécessaire à la mise en place d’un cortège funéraire qui lui aurait permis d’aller enterrer rituellement le duc défunt dans la sépulture qu’il avait choisie. Durant ces années, la cour de Savoie traversa en effet de telles crises qu’elle ne pouvait se permettre de prendre le temps d’organiser les belles et longues funérailles d’antan, en raison des fortes tensions politiques que suscitaient désormais les successions ducales. A la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle, de nombreux ducs moururent en effet dans la fleur de l’âge, qui plus est dans des circonstances souvent dramatiques, en ne laissant pour héritiers que des enfants mineurs dont les différents partis de cours se disputaient la tutelle. Face à de telles situations, la coterie dominante n’avait le plus souvent qu’un seul objectif : inhumer le plus rapidement possible le corps du prince défunt, afin de procéder à la proclamation du nouveau duc et de son conseil de régence, avant que la coterie rivale n’ait eu le temps d’intervenir dans la succession. Ainsi, alors que le duc Amédée IX avait sans doute exprimé le projet d’être inhumé à Chambéry, sa veuve le fit finalement enterrer en deux jours à Verceil, dans la ville où il avait trouvé la mort, afin de s’emparer au plus vite du contrôle de la régence en prenant de vitesse son beau-frère Philippe de Bresse qui se trouvait alors de l’autre côté des Alpes. Il en alla de même pour le duc Charles Ier, qui fut enterré en quatre jours dans la ville de Pignerol, où il était mort dans des circonstances très troubles, ou encore pour le jeune duc Charles-Amédée, qui fut inhumé en six jours à Moncalieri, sur les lieux mêmes de son décès60. Ces procédures atypiques d’inhumation, qui contribuèrent largement à la dispersion des sépultures ducales, témoignent de l’ampleur de la crise que traversait alors la principauté, dont les dirigeants étaient amenés à improviser dans l’urgence des expédients politiques pour se maintenir au pouvoir, quitte à sacrifier les anciens rituels qui avaient jusque là garanti la continuité dynastique et la stabilité de l’État. * * * Le dossier des sépultures savoyard nous aura ainsi montré à quel point l’étude des funérailles princières offre un angle de vue privilégié pour comprendre la nature et l’évolution des pouvoirs dynastiques. Même mort, le corps du prince conservait une importance politique majeure, parce qu’il constituait l’indispensable chaînon qui permettait à son successeur de disposer d’une légitimité dynastique. Le sort des dépouilles princières constituait ainsi un enjeu essentiel dans la mesure où elles incarnaient cette idée que nous appellerions aujourd’hui la continuité de l’État. De ce point de vue, le lieu d’inhumation du prince, son rapport avec les sépultures de ses prédécesseurs, offre un point d’observation privilégié pour analyser l’organisation générale du pouvoir princier. 60 ANDENMATTEN, RIPART, « Ultimes itinérances… », cit., p. 207-214. Le cas des princes savoyards en témoigne. Le passage des sépultures dispersées des XIe et XIIe siècles à la nécropole de l’abbaye d’Hautecombe ne relève pas de l’anecdotique, mais traduisait bien un changement de conception du pouvoir princier, qui était de plus en plus perçu à travers le prisme dynastique de ce qui était en passe de devenir la maison de Savoie. De la même manière, l’abandon de la nécropole d’Hautecombe et le processus de dispersion des sépultures savoyardes de la fin du XVe siècle et du début du XVIe siècle témoignent non seulement des transformations de la vieille principauté féodale, dont les princes aspiraient désormais à être inhumés dans des sépultures de type palatial, mais aussi de l’ampleur des crises provoquées à l’époque de la Renaissance par la mutation de l’État savoyard, dont l’abandon des anciens rites funéraires et les hésitations sur les lieux d’inhumation des princes constituent des signes particulièrement emblématiques.