On ne saurait dire que Pondichéry ait été une réussite en tant que colonie. Juste après sa fondation par les Français, en 1674, ce petit joyau niché dans le golfe du Bengale est tombé entre les mains des Hollandais, avant d’être repris par la France [en 1815] puis pillé et détruit par les Anglais. Bien que la ville ait été ensuite reconstruite par ses fondateurs, elle n’a jamais plus représenté qu’une escale sur la route de l’Indochine. Même après sa restitution à l’Inde en 1956, “Pondy”, comme on la surnomme, a végété, n’avançant pas au même rythme que le reste du pays. En d’autres termes, pendant la majeure partie de son histoire, elle a été une ville endormie, en déclin. Mais ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, Puducherry, comme elle est officiellement baptisée (mais rarement appelée) depuis 2006, exploite une version plus attrayante de son histoire et, avec sa façon très française de manger, de boire, de faire des achats et de se détendre, devient une destination pour les amoureux de l’art et du design. C’est l’Inde vue à travers le prisme français, ou peut-être l’inverse.
Située sur la côte sud-est du pays, à quelque 150 kilomètres de Madras (également connue sous le nom de Chennai), Pondichéry est une ville minuscule en comparaison des autres centres urbains du pays. Elle compte à peine 1 million d’habitants, dont la majorité vivent dans des immeubles en béton de trois ou quatre étages totalement dénués de charme, comme on en voit dans les régions les plus pauvres d’Asie. Mais, lorsqu’on se rapproche du golfe, le paysage se métamorphose. Apparaissent alors des toits de tuiles et des volets en bois, des balcons et des colonnades, de larges rues pavées et des églises catholiques aux couleurs pastel : c’est l’ancienne “ville blanche”, où vivaient les colons. Ici, sous une apparence de tranquillité qui n’a rien d’indien, Pondichéry est en train d’exploser. En moins d’une décennie, la branche locale du Fonds national indien pour le patrimoine artistique et culturel a œuvré à la restauration de plusieurs dizaines d’édifices historiques – des maisons de particuliers, mais aussi d’anciennes résidences de gouverneurs (une qualification qui s’applique, semble-t-il, à la moitié des bâtiments de la ville).
Il y a quelques années, les murs ocre et décrépis du Département de l’éducation, un édifice du XVIIIe siècle, étaient couverts d’une fine couche de moisissure grise. Mais, quand je suis arrivé rue Romain-Rolland, au printemps dernier, l’édifice était propre et net, revêtu d’un enduit couleur saumon et décoré de blanc. Il avait été réaménagé en un hôtel de seize chambres, L’Orient. Dans ma chambre, la climatisation était mise à fond et, quand je l’ai éteinte, j’ai entendu quelque chose que je n’avais jamais entendu en Inde auparavant : le silence. Pas de bruit de voitures ni de klaxons, pas de cris de vendeurs, pas de ronronnements de machines provenant du voisinage. La paix régnait dans le quartier. Dans un jardin soigneusement entretenu, des employés de bureau profitaient de leur pause-déjeuner pour faire la sieste à l’ombre et, sur la promenade du front de mer, des couples et des familles – une majorité d’Indiens et une poignée de touristes français – flânaient le long d’une plage trop rocheuse pour pouvoir s’y baigner, passant devant l’hôtel de ville et une statue de Gandhi.
Au nord du jardin public se trouvait le tout aussi tranquille musée de Pondichéry, installé dans une vieille maison coloniale regorgeant de reliques d’un passé ancien et récent. Plus au nord, il y avait la galerie Aurodhan, qui renferme sans doute la plus belle collection d’art indien contemporain de la ville. Après avoir parcouru ses trois étages, je demandai à l’épouse du propriétaire, Shernaz Verma, s’il y avait d’autres choses à voir dans la ville. Elle me conseilla de visiter l’Institut français et Auroville – une communauté dont les adeptes ont représenté, pendant des années, le gros des touristes de Pondichéry – tout en précisant que je ne devais pas m’attendre à des vacances très actives. A Pondichéry, me dit-elle, “il n’y a pas grand-chose à voir, mais beaucoup à ressentir”.
Durant les cinq jours suivants, j’ai donc essayé de m’imprégner le plus possible de l’atmosphère de la ville. J’ai fait le flâneur*, me promenant au milieu d’une architecture magnifique tout en observant les autres visiteurs. Les Français semblent avoir un faible pour la tenue locale, portant sari et kurta [ample chemise traditionnelle] comme s’ils l’avaient fait toute leur vie. Contrairement à ce que j’avais lu, ils sont les seuls à s’exprimer en français, le tamoul et l’anglais étant les langues les plus parlées dans la rue. De la même manière, les restaurants de Pondichéry offrent un étrange mélange de cuisines. J’avais entendu dire que la ville se distinguait par une école culinaire où se fondaient les techniques et les ingrédients français et indiens mais, si de tels restaurants existent, je ne les ai pas trouvés. En revanche, j’ai vu des restaurants “créoles” – comme le Madame Shanthe’s – présentant côte à côte des plats français et indiens. C’est ainsi que j’ai pu tremper un morceau de baguette dans un curry de crevettes à la noix de coco.
Malgré tout, il est difficile de percer le mur invisible séparant les touristes des habitants de Pondichéry. Ce clivage vient en partie de la colonisation – c’est du moins ce que j’ai déduit de mes recherches à la bibliothèque de l’Institut français, moderne et climatisée, où il m’est arrivé de fuir la chaleur de la mi-journée. En regardant par une fenêtre les vestiges des fortifications du XVIIIe siècle, j’ai appris que les Français, à la différence des Britanniques, n’avaient pas tenté de transformer la société indienne, préférant découper la ville – quartier par quartier et maison par maison – selon les origines de ses habitants. Que peu d’autochtones parlent aujourd’hui français en public, aient fait d’Escoffier leur dieu culinaire ou traitent les touristes tels des égaux semble d’autant plus naturel que, comme Saroja Sundararajan l’a écrit dans Pondicherry: A Profile, la population autochtone était, du temps de la colonie, “l’une des plus exploitées au monde”.
Si j’étais un universitaire obnubilé par la théorie postcoloniale, je pourrais interpréter la francisation superficielle de la ville comme une subtile revanche sur les colons. Quel meilleur moyen de réparer les préjudices passés que de se donner une façade française pour mieux soutirer de l’argent à des Gaulois nostalgiques ? Mais Pondichéry est trop belle pour n’être qu’un simulacre. En parcourant ces ruelles d’un autre temps, qui me rappelaient les vieux romans français, j’ai découvert un marché nocturne où l’on vend des épis de maïs grillé et des barquettes de pois chiches épicés. Et inversement, en me promenant dans le quartier tamoul, j’ai remarqué une Vespa vert foncé sous l’auvent de tuiles d’une ancienne maison en bois. Toutes les vieilles oppositions – indien-français, autochtone-étranger, authentique-feint – ont alors perdu leur sens. Pondichéry est simplement Pondichéry. Une vérité qui s’impose un peu plus chaque jour.

* En français dans le texte.