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"Ordet", la force d'une parole incarnée

La pièce du Danois Kaj Munk, mise en scène par Arthur Nauzyciel, est servie par un parfait jeu d'acteurs.

Par Fabienne Darge

Publié le 10 juillet 2008 à 16h24, modifié le 10 juillet 2008 à 16h24

Temps de Lecture 3 min.

Il fallait oser : s'attaquer, aujourd'hui, à une pièce qui parle de miracle et de foi. Arthur Nauzyciel, l'un des metteurs en scène les plus doués de sa génération (il a 41 ans) l'a fait, et bien fait. Ordet est un miracle comme il peut en advenir, quelquefois, au théâtre, quand la force d'une parole s'incarne de manière totalement charnelle, totalement humaine. Un de ces moments qui font l'histoire d'Avignon, quand la nuit et les vieilles pierres, ici celles du Cloître des Carmes, lieu hanté, lieu magique, contribuent au sentiment de participer à quelque chose d'essentiel.

Ordet veut dire "la parole", en danois. Bien avant le sublime film de Dreyer (1955), c'est une pièce de théâtre écrite en 1925, qui n'a jamais été jouée en France alors qu'elle est depuis longtemps un classique au Danemark. Son auteur, Kaj Munk (1898-1944), était un homme qui s'y connaissait en contradictions humaines.

Orphelin très jeune, élevé dans la religion, il a passé son enfance à espérer un miracle - la résurrection de ses parents - qui n'est jamais venu. Il s'est fait pasteur, très rigoriste, officiant dans le sauvage Jutland, mais aussi poète et dramaturge.

Au début des années 1930, il adhère aux thèses nationalistes de Mussolini et d'Hitler, avant de devenir, dès les premières persécutions antisémites au Danemark, en 1940, un des principaux opposants au nazisme. Il est exécuté par la Gestapo en janvier 1944. Ordet, écrite avant tous ces événements, est pourtant imprégnée par les paradoxes de son auteur, par cette tension constante entre le doute et la croyance, entre les forces de vie et les forces de mort.

La pièce met en scène une famille, organisée autour du patriarche veuf, Mikkel Borgen, et de ses trois fils, Mikkel le jeune, Johannes et Anders. En raison d'une obscure querelle religieuse, Mikkel Borgen refuse de laisser son fils Anders épouser la fille de son vieil ennemi, Peter Skraedder. Alors rentrent dans le jeu les femmes.

FOI EN LA VIE, EN L'AMOUR

Une femme, surtout : cette Inger Borgen, épouse de Mikkel le fils, dont le corps cristallise toutes les forces qui s'affrontent. Enceinte, elle va mourir en mettant son enfant au monde, sous l'effet de la malédiction lancée par le vieux Skraedder. Puis ressusciter, grâce à la parole d'amour de Johannes, le deuxième fils Borgen, que tout le monde considère comme un illuminé, et à celle de sa première fille, la petite Maren Borgen.

Très rapidement, on voit bien que ce n'est pas la religion qui est l'enjeu de la pièce, mais la foi, au sens le plus large du terme : foi en la vie, en l'amour. Et cette foi a un vecteur : la parole. C'est elle, cette parole agissante, qui est au coeur d'Ordet. Et c'est elle aussi, évidemment, qui est au coeur du théâtre, seul espace où les résurrections sont possibles, comme dans Le Conte d'hiver de Shakespeare.

La réussite de la mise en scène d'Arthur Nauzyciel, c'est d'avoir travaillé sur la tension entre l'étrangeté de cette pièce venue d'un autre monde - paysan, religieux, archaïque - et une forme très contemporaine. La traduction de Marie Darrieussecq va dans ce sens, qui privilégie l'oralité : le langage est simple, direct, parfois trivial. Les costumes, qui ont un petit côté Björk (en plus sobre), participent aussi de ce frottement fécond, qui ne laisse jamais s'installer le moindre naturalisme, et dégage les grandes questions humaines de la pièce.

Le travail sur le jeu d'acteur, surtout, fera date. Un jeu incroyablement concret, matériel, que les comédiens déclinent avec leur personnalité singulière : Pierre Baux (le pasteur), Benoît Giros (le docteur, à qui, sacré clin d'oeil, l'on a fait la tête d'August Strindberg), Frédéric Pierrot (Mikkel Borgen, le fils), la petite Julia Camps De Medeiros (Maren), enfant étrange et intense, les autres...

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Les trois premiers rôles sont particulièrement extraordinaires. Xavier Gallais (Johannes), acteur d'un immense talent qu'il avait jusqu'alors beaucoup dispersé, est ici d'une poésie inouïe, passeur entre le visible et l'invisible. Catherine Vuillez (Inger) incarne avec une sorte de robustesse étonnante la force des femmes. Quant à Pascal Greggory, minci, vieilli, beau comme un roc en train de se fissurer, il est inoubliable. Fragile. Humain, comme jamais. Tous, on les emporte dans la nuit d'Avignon, avec le sentiment que la puissance de cette parole nous a construits nous aussi, spectateurs.


Ordet ("La Parole"), de Kaj Munk. Traduction de Marie Darrieussecq et Arthur Nauzyciel. Mise en scène : Arthur Nauzyciel. Chant : Ensemble Organum. Durée : 2 heures. Cloître des Carmes, Avignon. Tél. : 04-90-14-14-14. A 22 heures. Jusqu'au 15 juillet. 20 € et 25 €.

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