Paris, le 29 mai 1996. Bouygues célèbre en son et lumière ses premiers pas dans la téléphonie mobile. La tour Eiffel s'éteint puis se rallume. On tire un feu d'artifice. Sous la grande tente posée sur le Champ-de-Mars, la fête dure jusqu'au petit matin. Le lendemain, quelques voisins bon chic bon genre portent plainte : le bruit des fusées aurait cassé leurs carreaux.
"J'avais oublié cette histoire." Frédéric Ruciak sourit, fouille dans son portefeuille et sort un vieux badge estampillé Bouygues Telecom. Son numéro ? Le 302. C'est un vieux de la vieille. Simple membre de l'équipe marketing en 1996, Frédéric Ruciak est directeur général adjoint "marché grand public" en 2012.
Confortablement installé au dernier étage de la tour Bouygues Telecom, à deux pas de l'Aquaboulevard, tout Paris s'étale devant lui. "Au moment du lancement, nous étions entassés dans un petit immeuble à Vélizy, dans une ambiance start-up."
Logique. A l'époque, le mobile pour tous est de la science-fiction, ou presque. Seuls 2 % des Français se baladent avec un téléphone. Et le "portable" ressemble davantage à un talkie-walkie.
LA LUTTE POUR LA TROISIÈME LICENCE
En ce temps-là, Itineris - l'ancêtre d'Orange - et "la SFR" (pour "Société française du radiotéléphone") se partagent le marché balbutiant du GSM (Global System for Mobile Communications). Le pays est à la traîne de l'Europe.
Les dirigeants de France Télécom sont d'ailleurs régulièrement convoqués par le gouvernement pour se faire houspiller. "Nous étions en duopole... Ce n'est pas le système où la concurrence est la plus agressive", avoue Michel Bertinetto, le directeur de France Télécom Mobile au début des années 1990. Bruno Lasserre, l'actuel président de l'Autorité de la concurrence, alors directeur général des Postes et des télécommunications, le savait bien : "L'arrivée d'un troisième opérateur sur le marché était le seul moyen de dynamiser la concurrence et de développer le secteur." Ce dernier obtient l'accord de son ministre de tutelle, le libéral Gérard Longuet, en 1993.
Commence alors une longue lutte pour la troisième licence. Trois candidats se présentent. Premier postulant, le trio Bouygues-Decaux-BNP.
Deuxième candidat - une surprise -, Alcatel, de Pierre Suard, dont une filiale, GSI, avait été dirigée par le premier ministre Edouard Balladur. Troisième prétendant, le couple Suez-Lyonnaise des eaux. Le patron de la "Lyonnaise" est Jérôme Monod, un proche de Jacques Chirac. Le Tout-Paris des affaires.
Les auditions ont lieu en juin 1994. Au petit jeu du grand oral, les hommes de Bouygues s'en sortent le mieux. En 1987, lors du premier appel d'offres pour une fréquence mobile, SFR avait eu le dernier mot. Pas question de trébucher à nouveau. Peu après la mort de son père, Francis, Martin est déterminé à imprimer sa marque à la tête du groupe familial. Il l'emporte.
La course commence. Philippe Montagner, Patrick Leleu et René Russo - la "troïka" qui gère le nouvel opérateur - se focalisent sur une offre grand public. Un choix dicté par la conviction que le mobile va rapidement faire un carton et par la fréquence obtenue lors de l'appel d'offres : du 1 800 MHz, qui permet de couvrir en profondeur une zone densément peuplée.
Un an et demi plus tard, c'est le feu d'artifice de lancement. Bouygues vise "les gens qui payent eux-mêmes les factures"... par opposition aux abonnements d'entreprise. Pour simplifier l'usage, les téléphones sont configurés d'avance, avec une touche pour accéder au répondeur gratuit. Surtout, les mobiles sont désormais vendus en "pack", alors qu'auparavant il fallait acheter un téléphone, puis choisir son opérateur. Des vendeurs-démonstrateurs s'installent dans les rayons.
Autre révolution, les particuliers peuvent s'abonner à un forfait trois heures pour 240 francs (36,60 euros) par mois. "Ils ont réalisé un tour de passe-passe assez fascinant, estime Bernard Dupré, ancien responsable mobile de l'Afutt, l'association des usagers des télécommunications. Avec un forfait, soit on surconsomme, soit on sous-consomme. C'est un système idiot pour le consommateur."
Rapporté à la minute d'appel, c'est toutefois une décote de 70 % par rapport à ses concurrents. Dernière astuce, l'acharnement à ne pas appeler GSM un réseau qui l'est pourtant. La faute à l'image désastreuse du GSM, alors en proie à de fréquentes coupures.
"EUPHORIE"
En trois semaines, Bouygues glane 10 000 clients, avec un réseau ne couvrant que Paris et la proche banlieue. "En Ile-de-France, nous prenons 60 % des parts de marché, alors que nous ne sommes présents que dans la moitié des points de vente. C'était l'euphorie", souligne Frédéric Ruciak.
La réponse des opérateurs en place ne se fait pas attendre. SFR propose rapidement un forfait à ses clients. France Télécom, de son côté, relance les investissements sur le réseau et prépare l'offre Ola, qui sortira en 1996. "L'arrivée de Bouygues m'a permis de convaincre en interne du besoin d'aller vers le grand public", se souvient Alain Lenoir, directeur délégué d'Itineris.
L'arrivée de Bouygues coïncide avec le début du véritable essor de la téléphonie mobile. Richard Lalande, l'un des fondateurs de SFR, le concède. En partie seulement : "C'est vrai, la concurrence entre trois opérateurs a permis de développer le mobile dans le pays. Mais il ne faut pas oublier qu'en parallèle l'Etat a régulé le secteur." Entre 1995 et 1997, les prix des communications mobiles sont divisés par trois, puis se stabilisent. Les trois concurrents se feront même condamner pour entente en 2005. Le calme après la tempête.
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