A 58 ans, le sociologue et philosophe Hartmut Rosa est l’un des intellectuels contemporains les plus influents, mondialement connu pour avoir théorisé « l’accélération » comme moteur de nos sociétés modernes. A partir de son premier grand livre, Accélération. Une critique sociale du temps, paru en Allemagne en 2005 (et traduit en français, en 2010, à La Découverte), cette figure contemporaine de la théorie critique – courant majeur de la pensée allemande du XXe siècle, représenté par Theodor Adorno et Max Horkheimer – a édifié une œuvre aussi solide que patiente, notamment marquée en 2016 par Résonance. Une sociologie de la relation au monde (2018, La Découverte).
Dans son dernier ouvrage tiré d’une conférence, Pourquoi la démocratie a besoin de la religion (La Découverte, 80 p., 15 euros), Hartmut Rosa montre comment la religion offre une ressource indispensable pour réinsuffler une relation d’écoute et de résonance dans nos sociétés.
Dans Pourquoi la démocratie a besoin de la religion, vous considérez que notre société est captive de « l’accélération » et qu’elle a « perdu le sens du mouvement ». Quelle est la nature de la « situation de crise » qui en découle ?
Cette formule renvoie à notre expérience quotidienne. Depuis le XVIIIe siècle, la conviction que demain serait meilleur qu’hier guidait chacun : nous allions vers plus de liberté, de savoir, de confort. La sensation d’aller de l’avant dérivait de trois facteurs, que sont la croissance économique, l’accélération technologique et l’innovation culturelle. C’est cette combinaison qui donne la caractéristique première de nos sociétés que j’appelle la « stabilisation dynamique », c’est-à-dire qu’elles sont vouées à accélérer pour maintenir leur équilibre. Nous devons nous développer, innover toujours plus vite pour rester exactement là où nous sommes, coincés dans ce que j’appelle une « immobilité frénétique ». A l’exception de notre société moderne, née au XVIIIe siècle, aucune civilisation n’a jamais vécu dans un tel schéma.
Longtemps, cet imaginaire du progrès a justifié de travailler dur pour que ses enfants aient une vie meilleure. Désormais, cet élan est perdu. Je situerais le point de rupture autour de l’an 2000. Les données montrent que l’écrasante majorité des Américains, des Européens, mais aussi des Coréens et des Japonais avaient perdu la foi de leurs parents. L’objectif est alors devenu que la situation de ses enfants ne recule pas.
La nouveauté de cette crise n’est donc pas l’accélération, intrinsèque à la modernité, mais la perte du « sens du mouvement », autrement dit du sentiment d’aller de l’avant. Ainsi, les automobiles sont nocives pour l’environnement, mais nous continuons à en fabriquer toujours plus, car le système économique allemand repose sur cette industrie. Nous avons suffisamment de voitures, d’ordinateurs et de vêtements, mais nous devons continuer à en concevoir pour ne pas nous effondrer : sans cela, nous ne pouvons pas maintenir les hôpitaux, payer les retraites, financer les écoles.
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