Langue de Shakespeare, langue de Dante, langue de Cervantès, langue de Goethe ou langue de Pouchkine, ainsi désigne-t-on les grandes langues européennes comme si chaque nation éprouvait le besoin de se choisir un écrivain porte-drapeau. A l'origine, une idéologie résumée par Michelet: «La langue est la représentation fidèle du génie des peuples, l'expression de leur caractère, la révélation de leur existence intime, leur verbe pour ainsi dire.» Ou, plus lapidaire encore, Fernand Braudel: «La France, c'est la langue française.» Et, la vox populi et doctorum d'ajouter: «La langue française, c'est Molière!» Le génie et le caractère français trouveraient leur plus haute expression chez l'auteur de Tartuffe, plutôt que chez Corneille, trop héroïque, ou chez Racine, trop pur, trop poétique.

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Pourquoi Molière? L'expression se répand au XVIIIe siècle. Il est vrai que le théâtre de Molière a été le plus joué dans les cours d'Europe, à l'époque où le français était devenu la langue des élites européennes. En même temps, pour La Bruyère, Fénelon, Vauvenargues et même... Boileau, Molière est un auteur qui bâcle. Mais peut-être est-ce parce que le directeur de troupe, le comédien et l'homme de cour que fut Molière n'avait pas le temps de lécher ses textes qu'il a pu s'affranchir de ce qui pose et pèse chez les puristes. La langue de Molière n'est pas celle d'un écrivain mais avant tout celle qui convient pour des personnages de comédie auxquels, le premier, il donna licence de s'exprimer en prose, fût-ce en prose cadencée. «Molière est-il fou?» aurait dit un duc dont Grimarest, un des premiers biographes de Molière, se garde de révéler l'identité, «nous prend-il pour des benêts de nous faire essuyer cinq actes en prose? A-t-on jamais vu plus d'extravagance?» L'extravagant est devenu classique, sa langue une norme, parce qu'elle brise la monotonie induite de l'usage exclusif de l'alexandrin.

En général, ses personnages parlent la langue de leur condition, celle de ces paysans de comédie articulant un patois de fantaisie, plus rarement un parler régional authentique comme dans Monsieur de Pourceaugnac où une Picarde et une Languedocienne se disputent le héros. Ils parlent le jargon de leur fonction - médecins, apothicaires, philosophes - mêlant français ampoulé et latin de cuisine, avatars de l'éternelle figure du pédant. Celle-là même qui, de nos jours, a élu domicile dans les médias, substituant au jargon des médecins ou des avocats d'antan ce sabir technocratique, lesté d'emprunts à l'anglais, qui fait le charme ridicule de nos businessmen. Les charges de Molière se dirigeaient contre l'affectation des précieux ou des dévots. Son génie a été de faire rire les «honnêtes gens» en stigmatisant les abus et préciosités de leur langage. La langue de Molière est efficace et vivante parce que véridique et imagée. Un contemporain l'accuse même de dissimuler des tablettes dans son manteau pour relever ce qu'il entendait. Toutes les couches d'une société ou presque se retrouvent croquées dans leur manière de dire: des petits marquis de cour singeant les grands, des bourgeois qui, à l'instar du Cléante de L'avare, «donnent furieusement dans le marquis», jusqu'aux pecques de province. On comprend pourquoi on a pu dire que Molière n'avait pas de style propre et en même temps qu'il incarnait la langue française. Il vise juste, tel est le secret de son génie ad majorem linguae gloriam.

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