Climat : “En Angleterre, la montée en puissance d’Extinction Rebellion est impressionnante”

Face à la crise climatique, des mouvements de désobéissance civile s’organisent. Le point de vue du sociologue britannique Graeme Hayes. Suite de notre série d’articles consacrée à la Semaine internationale de la rébellion qui se déroule du 12 au 19 avril.

Par Marc Belpois

Publié le 17 avril 2019 à 11h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 00h57

Pour le Britannique Graeme Hayes (1), maître de conférence en sociologie politique à l’université d’Aston, c’est une surprise : le mouvement de désobéissance civile lancé par le collectif Extinction Rebellion prend une ampleur inédite en Angleterre. Grand connaisseur de la France, où il enseigne régulièrement, Hayes constate l’essor, de chaque côté de la Manche, d’une protestation plus radicale face à l’urgence climatique.

Quel regard portez-vous sur cet essor de la désobéissance civile ?
En Angleterre, la montée en puissance d’Extinction Rebellion est impressionnante. Le collectif a présenté publiquement son acte de naissance fin octobre et une quinzaine de jours plus tard, cinq mille activistes bloquaient cinq ponts de Londres en scandant « We don’t have time ! » (« nous n’avons plus le temps »). Mobiliser autant de personnes en si peu de temps, c’est du jamais vu !

Mais Extinction Rebellion ne surgit pas de nulle part. Ce mouvement a d’abord germé dans des réseaux d’action écologistes comme Rising up, puis dans des « villes en transition » comme Totnes ou Frome. Depuis une bonne décennie, des modes de vie alternatifs s’y organisent pour faire face à la crise écologique. Sans doute que la publication début octobre d’un nouveau rapport du Groupe d’experts intergouvernemental pour l’évolution du climat (GIEC), proprement glaçant, qui pose 2030 comme date butoir afin de baisser drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre, a joué un rôle important. Le sentiment d’urgence se répand. C’est sans doute ce qui explique qu’Extinction Rebellion recrute bien au-delà des cercles militants traditionnellement impliqués dans ce type d’actions, comme le mouvement altermondialiste par exemple. On a ainsi vu se joindre, et c’est une première, quantité de familles et de retraités issus très majoritairement de la classe moyenne.

Cette stratégie consistant à bloquer des ponts est-elle payante ?
Les membres d’Extinction Rebellion entendent bloquer la voie publique, paralyser des transports ou occuper des bâtiments du gouvernement pour provoquer des arrestations massives. Plusieurs centaines de personnes se sont dit prêtes à aller en prison. Il s’agit d’engorger le système judiciaire et de faire du tribunal une caisse de raisonance de leurs revendications. De ce point de vue, on ne peut pas dire que ce fut un franc succès : il y a eu peu d’arrestations, des comparutions rapides au tribunal et des amendes mineures. L’action fut donc spectaculaire, mais son efficacité politique demeure discutable.

Ceci étant, une deuxième vague d’actions aura lieu du 15 au 21 avril, pendant la Semaine internationale de la rebellion. Ils ont pris le temps de réfléchir, de se nourrir des enseignements d’octobre dernier. Il est donc possible qu’elle produise d’autres résultats.

“Les risques sont moindres, il est vrai, que ceux pris par les militants noirs qui, dans l’Amérique des années 1960, luttaient pour les droits civiques.”

Etes-vous surpris qu’autant de personnes se disent prêtes à faire de la prison pour défendre la cause climatique ?
Cela démontre la capacité de ce mouvement à mobiliser pleinement les gens. Mais ça suggère aussi que la plupart d’entre eux n’ont pas vraiment peur de la prison. C’est une idée me semble-t-il assez répandue dans ce mouvement : se faire incarcérer une semaine ou deux, ce n’est pas très grave. C’est l’occasion de se détendre un peu, bouquiner, prendre du recul... Sous-entendu : nous appartenons à la classe moyenne blanche, certains d’entre nous sont retraités, qu’avons-nous à craindre ? Les risques sont moindres, il est vrai, que ceux pris par les militants noirs qui, dans l’Amérique des années 1960, luttaient pour les droits civiques. Mais il est probable que ceux qui aujourd’hui tâteront vraiment de la prison, s’il y en a, déchanteront très vite… Je ne suis d’ailleurs pas très sûr qu’en Angleterre ces nouveaux désobéissants soient très conscients que la crise écologique est aussi une question de justice sociale.

Arrestation d’un militant de Extinction Rebellion, sur le Waterloo Bridge à Londres, le 16 avril 2019. Photo: George Cracknell Wright/REX/SIPA

Que voulez-vous dire ?
En France, la crise des Gilets jaunes est passée par-là. « Fin du monde, fin du mois, même combat », clament désormais les manifestants de vos marches pour le climat. L’idée s’est imposée que les écologistes doivent replacer la justice sociale au cœur des débats. En Angleterre, cette prise de conscience n’a pas encore vraiment eu lieu. Les militants disent souvent : « Nous sommes tous dans le même bateau », ou « We are all fucked » (« nous sommes tous foutus »), manière d’expliquer que nous allons tous subir les conséquences du réchauffement climatique. Vraiment ! Est-ce la même chose d’être riche dans un pays riche ou pauvre dans un pays pauvre ? Voyez le Mozambique, qui pleure des centaines de morts. Ce pays, qui subit de plein fouet le dérèglement, est ravagé par l’alternance des épisodes cycloniques et des périodes de sécheresse...

En Angleterre comme en France, le discours d’Extinction Rebellion, très axé sur l’effondrement de notre monde, intègre peu cette dimension mondiale. Il doit le faire, trouver d’autres mots, réécrire un grand récit. Il ne s’agit pas seulement de se demander : quelle Terre léguons-nous à nos enfants et à nos petits-enfants ? Mais aussi : quelle justice pour les enfants des autres, les premières victimes du réchauffement climatique, dont nos pays sont largement responsables ? Quelle est notre dette envers eux ? Comment va-t-on s’en acquitter ?

La désobéissance civile semble beaucoup plus ancrée dans les pays anglo-saxons qu’en France ?
Elle a été portée par les quakers, ce mouvement religieux fondé en Angleterre au XVIIe siècle, qui a notamment dénoncé l’esclavage. Et l’essai du philosophe américain Henry David Thoreau, La Désobéissance civile, publié en 1849, a bien entendu son importance. Mais il ne faut pas croire qu’elle est enracinée dans la culture anglo-saxone depuis quatre siècles ! C’est plutôt le mouvement des droits civiques des années 1960 et le rejet étudiant de la guerre contre le Vietnam qui l’ont ancrée aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne.

En France, où les intellectuels jouent historiquement un grand rôle, ce sont souvent des personnalités du monde des sciences et des idées qui s’en sont emparées. En signant le Manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie ou le Manifeste des 343 salopes pour la libéralisation de l’avortement. Mais pas seulement : la lutte du Larzac contre l’extension d’un camp militaire dans les années 1970 s’est organisée autour de paysans. Imprégnée de pacificisme et de non-violence, elle s’employait à se différencier de la lutte des classes de l’après-68, parfois violente, et à faire entrer l’écologie dans la culture politique française.

Les manifestations de Seattle, en novembre 1999, à l’occasion d’un sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ont marqué un tournant : il ne s’agissait plus d’étendre le champ de la citoyenneté à la manière des militants des droits civiques. Ou de protester contre une action menée par l’Etat, par exemple contre un projet militaire dans le Larzac. Mais d’appeler l’Etat à intervenir. Ces premières manifestations altermondialistes d’envergure s’en prennent à la mondialisation, aux multinationales, au néolibéralisme... Elles interpellent les gouvernements : que faites-vous pour empêcher ce capitalisme de ruiner nos vies ?

“Si la violence est une tentation présente dans tous les mouvements, elle demeure largement rejetée.”

Le principe de la non-violence fait-il débat au sein des mouvements actuels ?
Sans doute davantage en France : au pays de Mai 68, la violence est davantage ancrée dans les actions de résistance collective. En Angleterre, la tolérance des pouvoirs publics est moindre. Et si la violence est une tentation présente dans tous les mouvements, elle demeure largement rejetée. Pour les raisons éthiques et morales chères à Gandhi — la non-violence était au cœur de sa pensée. Ainsi que pour peser sur le rapport de force face à l’autorité. Martin Luther King l’avait bien compris : il plaçait volontiers des écoliers en tête des manifestations, lesquels se retrouvaient en première ligne devant les policiers. Les images médiatiques avaient un effet dévastateur. Comment mieux illustrer la violence du système contre un mouvement citoyen pacifique…

Une sorte d’insurrection écologique est-elle possible ?
Il est trop tôt pour le dire, mais la désobéissance civile, par essence, n’a pas un caractère insurrectionnel. Martin Luther King ne voulait pas renverser le pouvoir, mais que les Noirs trouvent leur place dans un système existant. Et la colère qui monte aujourd’hui et se traduit par cette désobéissance demeure circonscrite à une part de la classe moyenne qui ne rejette pas notre système de démocratie libérale…

SEMAINE DE LA REBELLION, MODE D’EMPLOI
C’est quoi :
la Semaine internationale de la rébellion a été lancée par Extinction Rebellion, un mouvement né en Angleterre en octobre 2018 et qui depuis essaime dans de nombreux pays – parmi lesquels la France, l’Italie, l’Allemagne et les Etats-Unis. L’idée : mener des actions de désobéissance civile non-violente afin d’intensifier la protestation contre l’inaction politique en matière de lutte contre le changement climatique et la disparition des espèces. D’autres organisations environnementales ont annoncé qu’elles participeraient à cette semaine internationale de la rébellion.
C’est quand : la semaine internationale de la rébellion se déroule du 12 au 19 avril.
Quelles actions : Impossible de tenir un agenda précis. Car si certains collectifs communiquent depuis plusieurs semaines sur leurs prochaines actions pour s’assurer une médiatisation maximale, d’autres cultivent au contraire le secret, afin d’amplifier l’effet de surprise.
En France, citons une « action contre l’industrie du textile et la fast fashion » menée par Extinction Rebellion, qui s’est déroulée le vendredi 12 avril. Et « bloquons la République des pollueurs », une action en Ile-de-France organisée par les Amis de la Terre, ANV-COP21 et Greenpeace. Des actions de « swarming » (blocages éphémères de la circulation) sont annoncées à travers le monde… Marc Belpois

(1) Graeme Hayes est l’auteur avec Sylvie Ollitrault de l’essai La Désobéissance civile (éditions Les Presses de SciencePo, 2012).

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