De l’affrontement à la rivalité, le jeu mouvant des grandes puissances

MARC SEMO, Libération, 31 janvier 2012

La notion de puissance est depuis toujours au cœur des relations internationales. «Alors que dans l’ordre interne, l’Etat souverain peut être décrit comme la force transformée en droit, […] les rapports entre Etats relèvent d’une essence différente : c’est le monde de la force brute et aussi de la ruse, ignorée par la science politique, mais célébrée depuis l’aube de la civilisation comme un substitut de la guerre moins cruel et plus glorieux», rappelle Pierre Buhler. S’il montre le cheminement de cette notion qu’évoquait déjà Thucydide dans son histoire de la guerre du Péloponnèse, ce diplomate, très fin connaisseur de l’Asie notamment, analyse les nouveaux ressorts de la puissance au début du nouveau siècle.

Le système dit «westphalien», gérant la rivalité des Etats européens qui dura du XVIIe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, n’est plus. L’équilibre de la terreur entre les deux blocs s’est effondré en 1989 avec l’URSS. Cela n’a pas signifié la «fin de l’histoire» ou l’émergence d’une «communauté internationale», comme le rêvèrent certains, mais l’apparition d’un monde plus complexe et instable avec de grands ensembles interdépendants économiquement, tout à la fois partenaires et adversaires. On l’a compris, Pierre Buhler fait partie des «analystes réalistes», comme le souligne Hubert Védrine dans la préface de l’ouvrage.

Particulièrement éclairantes sont ses analyses sur la nouvelle donne et sur ce qu’il appelle, en se référant au politologue américain AFK Organski, «la course au sprint vers la puissance» de pays tels la Chine et l’Inde qui, en raison de leur taille, peuvent bouleverser l’ordre international existant. L’Europe représente en revanche le triomphe de la «norme», la quintessence d’une nouvelle réalité interétatique «postmoderne» fondée «sur des principes d’interférence mutuellement acceptée dans les affaires intérieures, de transparence réciproque, de sujétion des conduites étatiques à des disciplines consenties, de partage de la souveraineté».

Les Etats-Unis, de par leur «vocation à la puissance», se refusent à entrer dans ces relations avec les autres Etats monde régies uniquement par la norme. Au risque de l’hubris. Même si l’Amérique d’Obama n’est plus celle de son prédécesseur George W. Bush, beaucoup à Washington pensent encore, comme Robert Kagan, un des théoriciens néoconservateurs, que «les grandes puissances redoutent les règles susceptibles de les contraindre davantage qu’elles ne craignent l’anarchie, dans laquelle leur puissance leur procure sécurité et prospérité».