Nous vivons dans une nouvelle réalité, mais il nous a fallu les dernières élections régionales pour nous en
rendre pleinement compte. L’Ukraine de l’après-révolution orange n’a plus
grand-chose à voir avec la “démocratie souveraine” tant vantée par son
président. Lequel semble avoir suivi un manuel en dix leçons pour mieux asseoir
son autorité.

Première leçon : peu avant les
élections, se servir des lois pour modifier le système électoral afin qu’il
soit optimal pour le parti au pouvoir. De plus, penser à changer le mode de
création des commissions électorales de façon à ce que le décompte soit
“correct”.

Deuxième leçon : ne pas à
hésiter à rejeter toute forme d’opposition, surtout la plus radicale, la plus
éduquée et la plus rétive à tout compromis dans un vaste sac orné de
l’étiquette : “ils sont tous pareils”. Recommander ensuite à l’électorat :
“votez contre tous, c’est la meilleure expression d’une attitude citoyenne”.

Troisième leçon : avant
l’échéance, veiller à ce que toutes les chaînes de télévision importantes ne se
préoccupent que des candidats du pouvoir qui, comme par hasard, sont les seuls
à organiser des rencontres et des conférences de presse.

Quatrième leçon : le jour du vote,
s’assurer que le personnel des commissions électorales travaille lentement, au
point de créer d’énormes queues devant les isoloirs. Un grand nombre
d’électeurs, surtout les jeunes, préférera partir, pour ne pas perdre une
demi-journée, d’autant plus que, autre hasard, ce jour-là, beaucoup de concerts
gratuits, distributions de produits de démonstration et autres divertissements
seront prévus.

Cinquième leçon : penser à
permettre à des observateurs étrangers (tout aura été fait pour qu’il y en ait
le moins possible) de visiter (guidés) des bureaux de vote où tout se déroulera
bien sûr sans anicroche. Rappelons que pendant la Famine de 1933, le pouvoir
soviétique avait organisé le voyage d’“idiots utiles” de l’Occident, comme
disait Lénine, venus visiter les kolkhozes ukrainiens.

Sixième leçon : dans les
circonscriptions où, malgré tout, les résultats obtenus ne correspondraient pas
aux chiffres désirés, soumettre les bulletins à d’étonnantes aventures :
ils disparaissent, on les retrouve, mais les tampons sont effacés, des votes
sont annulés. Faire de même avec les chiffres, ne pas hésiter à les “corriger”.

Septième leçon : veiller à ce
que toutes les tentatives de contestation des résultats devant les tribunaux
échouent (on n’a pas réformé ces derniers pour rien).

Huitième leçon : même si, par
magie, l’opposition obtenait la majorité dans les conseils régionaux ou au
Parlement, s’assurer que, de toute façon, la présidence de ces derniers soit
entre des mains souhaitables, puis veiller à ce que les députés et les membres
des conseils votent comme il convient.

Neuvième leçon : peu après les
élections et les diverses prestations de serment, garantir que les maires et
les députés de l’opposition proclament bien haut qu’ils sont là pour servir
tous les citoyens et pas seulement un parti, sachant que le camp du pouvoir,
lui, ne ferait jamais rien de tel.

Dixième leçon : quel que soit le
résultat des élections, rien ne doit changer. Toutes les commandes sont en
bonnes mains, et on peut annoncer à l’Ouest une nouvelle victoire de la
démocratie. Quant à ceux qui oseraient résister, le moment sera venu d’avoir
recours à la force.

Pour que ces dix leçons fonctionnent,
il faut bien sûr respecter certains rites : la concurrence entre les
candidats, la pluralité des partis (à la Chinoise), des débats, des programmes,
l’existence de publications d’opposition, des meetings de protestation (d’un
millier de personnes), et ainsi de suite. L’Occident émettra évidemment
quelques recommandations : c’est vrai, vous avez des défauts, pas de véritable
liberté d’expression, mais vous avez un pouvoir fort, la stabilité, la
croissance. Vos réformes, bon, elles sont mauvaises, mais vous avez renoué des
liens d’amitié avec la Russie, le tout sans cette vulgarité que se permet
Loukachenko. Bon, allez, ça ira.

En fait, la construction de la démocratie
à l’Ukrainienne selon les préceptes ci-dessus n’a pour pas seulement pour
objectif de plaire à l’Ouest afin d’obtenir ses faveurs, ce qui n’est qu’un but
tactique. Le but stratégique, grandiose, est tout autre. Il s’agit de s’assurer
un contrôle perpétuel des mécanismes du pouvoir, autrement dit, la direction
monopolistique du pays à l’aide de ces mécanismes, aux mains d’un clan et des quelques
“membres de la famille” qui en constituent le cœur.

Pour y parvenir, il est nécessaire de
réduire la population ukrainienne à l’état de zombie, de la traiter de telle
manière que la majorité absolue des citoyens cesse d’être citoyenne et qu’elle
soit tout à fait d’accord avec sa dépendance vis-à-vis du pouvoir. Il faut donc
qu’il devienne impossible d’avoir recours aux mécanismes institutionnels pour
changer le pouvoir et en chasser les personnages les plus odieux qui le
détiennent.

Dans ce contexte, on peut bien
tolérer quelques centaines “d’éternels opposants” qui ne présentent aucun
danger pour le système. Et si d’aventure, quelqu’un à l’étranger exprimait de
vagues prétentions quant à la situation en Ukraine, on pourra toujours citer la
phrase du docteur Joseph Goebbels (sans le nommer expressément, cela va de
soi) : “Le Führer du Reich Adolf Hitler jouit du soutien absolu de tout le
peuple allemand, de quelle autre démocratie ont besoin les démagogues occidentaux ?”