Mobilisation propalestinienne vs mobilisation guerre du Vietnam

On connaissait l’appétit des étudiants propalestiniens pour l’historiographie de certaines luttes, mais depuis plusieurs semaines, les yeux semblent se tourner davantage vers la mobilisation qui, cinquante ans plus tôt, avait déchiré l’Amérique pour protester contre la guerre du Vietnam.

Middle East Images via AFP / CONSOLIDATED NEWS PICTURES / AFP

Après l’Afrique du Sud, le Vietnam ? On connaissait l’appétit des étudiants propalestiniens pour l’historiographie de certaines luttes, telles celles contre la ségrégation raciale aux Etats-Unis ou l’apartheid sud-africain, dont nombre de leurs actions et slogans semblent s’inspirer. Mais depuis plusieurs semaines, les yeux semblent se tourner davantage vers la mobilisation qui, cinquante ans plus tôt, avait déchiré l’Amérique pour protester contre la guerre du Vietnam.

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De Columbia à Sciences Po (où l’on a pu entendre des slogans tels que "Gaza = Vietnam"), de la radio nationale publique américaine (NPR) au média qatari Al Jazeera, la tendance est telle que même certains politiques se sont empressés de filer la comparaison jusqu’à la lie… Ainsi du sénateur américain Bernie Sanders, selon lequel la crise à Gaza pourrait bien être le "Vietnam" de Joe Biden - une référence au président Lyndon B. Johnson, qui avait été contraint de retirer sa candidature à un second mandat, plombé par son soutien à la guerre du Vietnam. En France, la députée insoumise Mathilde Panot a de son côté profité d’un post sur X en soutien à la journaliste franco-vietnamienne Tran To Nga pour encenser "la jeunesse qui hier se dressait contre la guerre au Vietnam et aujourd’hui contre le génocide à Gaza".

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Certes, lorsque des étudiants propalestiniens ont occupé l’iconique Hamilton Hall de Columbia en avril 2024, certains baby-boomers ont peut-être bien fait le parallèle avec la prise d’assaut de ce même bâtiment en avril 1968, par des étudiants protestant contre la guerre du Vietnam et la volonté de l’université de construire un gymnase dans la ville de Harlem (dont ils anticipaient qu’il serait un lieu de ségrégation). De même que les "teach-in", des enseignements participatifs orientés vers la cause, aujourd’hui très présents dans les mobilisations étudiantes, ont émergé à l’université du Michigan dans le cadre des protestations antiguerre du Vietnam en 1965.

Moindre ampleur

Reste que des vagues de mobilisations traversant l’Occident pour s’opposer à une guerre, une cause emblématique mobilisant la jeunesse et des méthodes semblables ne suffisent pas à justifier l’emploi d’un signe égal entre "Vietnam" et "Gaza". De fait, les chiffres des mobilisations propalestiniennes de 2024 sont loin de faire concurrence à ceux des années 1960 et 1970. En 1967, plusieurs centaines de milliers de manifestants avaient marché à travers New York contre la guerre du Vietnam – parmi lesquels Martin Luther King. Trois ans plus tard, un raz-de-marée d’environ 4 millions d’étudiants se déversait dans le pays après que quatre étudiants avaient été tués par la garde nationale pendant une mobilisation à l’université de Kent (Ohio).

Au plus fort aujourd’hui, on compte seulement quelques centaines d’étudiants mobilisés sur 36 000 au sein de l’université de Columbia (New York), l’épicentre de la mobilisation américaine. Quant à Sciences Po, l’occupation de la rue Saint-Guillaume début mai n’aurait rassemblé qu’une centaine d’étudiants tout au plus… "L’ampleur du mouvement actuel est incomparable avec celle de la mobilisation initiée par la nouvelle gauche dans les années 1960, juge Robert Cohen, professeur d’histoire et de sciences sociales à l’école Steinhardt de l’université de New York. A l’époque, la guerre du Vietnam semblait interminable, il y avait beaucoup d’amertume et de polarisation. Un petit segment violent de la gauche universitaire s’est mis à lancer des incendies criminels et des attentats à la bombe visant des cibles liées à la guerre, comme en 1970, lors de l’attentat à la bombe à l’université du Wisconsin contre le bâtiment des mathématiques de l’armée. Résultat : un mort et 6 millions de dollars de dégâts matériels. Très différent du mouvement étudiant non violent d’aujourd’hui. Par ailleurs, la réponse policière était à la fois moins rapide qu’aujourd’hui (ce qui laissait le temps au mouvement de grossir), et plus violente. Bref, tout ceci mis bout à bout avait généré beaucoup de colère au sein de la population, et donc de soutien à la cause antiguerre."

Conscription

La mobilisation contre la guerre du Vietnam a duré environ dix ans. Pour l’heure, difficile de préjuger de la suite du mouvement propalestinien, qui en est à ses balbutiements. Cela étant, si des millions de jeunes se sont soulevés dans les années 1960 et 1970, c’est aussi parce qu’ils étaient touchés au premier chef par cette guerre… Pas moins de 3 millions de soldats américains ont été envoyés au Vietnam à partir de 1965. 1,9 million de jeunes ont été enrôlés dans l’armée. Au total, on compte 58 000 morts côté américain, sans parler des millions de Vietnamiens.

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Or la situation est radicalement différente aujourd’hui. Les armées occidentales se sont professionnalisées. Et si plusieurs pays vendent du matériel de guerre à l’État hébreu, les Etats-Unis (son principal fournisseur) ont récemment suspendu la livraison de puissantes bombes MK-84 face à la volonté persistante de Benyamin Netanyahou de mener une offensive à Rafah. Quant à la France, les transferts de matériel vers Israël représentent un pourcentage infime de ses exportations de défense, selon les derniers chiffres disponibles.

"La conscription a évidemment été un facteur significatif de la mobilisation étudiante dans les années 1960. Cependant, ils n’étaient pas tous mobilisés pour cette raison. La majorité considérait surtout que cette guerre, à laquelle une partie de l’Occident participait, était immorale. Aujourd’hui, c’est un peu la même chose", nuance Ralph Young, professeur d’histoire à l’université du Temple (Philadelphie).

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Radicalité

Autre différence majeure : là où la cause antiguerre du Vietnam s’est rapidement rassemblée autour d’un groupe modéré, difficile d’en dire autant de la cause palestinienne telle qu’elle est défendue en ce moment dans les campus. Selon le professeur Robert Cohen, le mouvement actuel pâtirait de la teneur du discours de ses "leaders". Trop radical. Pas assez consensuel pour susciter le soutien du grand public. "Leur rhétorique, leurs chants et leurs banderoles célébrant l’intifada les isolent. Ils ne parviennent pas à créer un noyau dur modéré, dont la position contre la destruction et les crimes de guerre des deux parties du conflit israélo-palestinien serait acceptable pour la majorité", fait-il valoir. Dans les années 1970, le mouvement comptait certes une frange marxiste ultraviolente, les Weather Underground, qui avait notamment mené une campagne de bombardements ciblant des bâtiments gouvernementaux et des banques. "Mais la majorité modérée du mouvement, ainsi que l’aile pacifiste minoritaire, ont réussi à se distinguer et à prendre l’ascendant aux yeux de l’opinion", poursuit Robert Cohen.

En 2024, force est de constater que même si le mouvement propalestinien adopte des méthodes pacifistes, il peine à se désolidariser fermement de certains groupes à la rhétorique controversée. A l’instar des Students for Justice in Palestine, dont certaines ramifications locales ont fait valoir que "la décolonisation n’est pas une métaphore". Au sein de l’université de Virginie, l’association a notamment déclaré qu’elle soutenait "sans équivoque la libération palestinienne et le droit des peuples colonisés partout à résister à l’occupation de leur terre par tous les moyens qu’ils jugent nécessaires".

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Faible impact

Il n’est pas aisé de cerner les priorités du mouvement propalestinien. Un cessez-le-feu ? La fin de l’aide militaire à Israël ? La suspension des partenariats avec les universités israéliennes ? Ou bien le départ du Hamas du pouvoir ? Si des revendications de différents ordres avaient aussi émergé à l’époque de la guerre du Vietnam, l’objectif n° 1 était cependant clairement identifié par la majorité : le retrait des troupes américaines et la fin de la guerre.

Peut-être est-ce pour cette raison que dans un cas, l’impact du mouvement fut réel sur la politique intérieure (américaine), et que dans l’autre, il est difficile d’en dire autant pour le moment. Qu’elle semble loin, l’année 1968 qui avait vu Lyndon B. Johnson abandonner la course à la présidentielle en raison de la montée du sentiment antiguerre… D’après un sondage réalisé par NBC News, seulement 7 % des électeurs américains déclarent qu’ils voteront pour ou contre un candidat en raison de sa position sur la guerre à Gaza. Même constat selon l’institut Gallup, qui a demandé aux Américains quel est, selon eux, le problème le plus important auquel la nation fait face actuellement. Moins de 2 % ont parlé de la guerre à Gaza (et ce, même parmi les moins de 35 ans). En réalité, ce sujet se classe 17e sur toutes les réponses. De façon globale, l’immigration arrive en pole position. Chez les jeunes, il s’agit de l’inflation. Quant à la France, la liste LFI, qui mise sur son implication sur le conflit à Gaza et son soutien aux mobilisations propalestiniennes étudiantes, oscille entre 6 et 9 % des intentions de vote. Soit plus que le Parti communiste… Mais moins que la majorité présidentielle, le Parti socialiste, et le Rassemblement national.