“L’enfer, c’est les autres” : la citation de Sartre commentée
C’est l’une des citations les plus célèbres de l’histoire de la philosophie occidentale, et sans doute la phrase la plus connue de Jean-Paul Sartre : « L’enfer, c’est les autres. » Sa notoriété, cependant, n’empêche pas les incompréhensions. Sartre lui-même en était conscient : « “L’enfer, c’est les autres” a été toujours mal compris. » Que veut dire exactement par là le père de l’existentialisme ?
Il faut d’abord replacer la phrase dans son contexte. Elle est prononcée par Garcin, l’un des trois protagonistes de la pièce Huis clos (créée en 1944, publiée en 1947) qui se retrouvent en enfer. Cet enfer, cependant, n’a rien à voir avec la représentation traditionnelle – dont Sartre, l’athée, se fait un malin plaisir à subvertir les représentations théologiques pour en faire un lieu finalement tout ce qu’il y a de plus terrestre : « pas besoin de gril », de torture physique et autres châtiments orchestrés par un diable surnaturel.
Pour chacun des trois personnages, « l’enfer, c’est les autres », l’enfermement dans une pièce sans issue, dans un vis-à-vis permanent avec ses deux autres codétenus. Pas besoin de bourreau pour supplicier les damnés ; « le bourreau, c’est chacun de nous pour les deux autres », comprend Inès. En quel sens les autres sont-ils des bourreaux ? C’est ici qu’il faut prendre garde aux interprétations trop rapides.
Sous le regard de l’autre
Si « l’enfer, c’est les autres », ce n’est pas parce que l’autre serait malveillant ou franchement agressif à mon égard. Il peut l’être, sans doute, dans certaines configurations psychologiques – et l’on ne peut jamais exclure la possibilité qu’il le devienne. Mais ce n’est pas le problème, pour Sartre. Le problème tient à la simple présence de l’autre en tant qu’autre. Il tient au fait que l’autre me regarde, me juge, me pense. « Tous ces regards qui me mangent… », glisse Garcin.
Or, pour Sartre, c’est de ce regard de l’autre, de cette existence « pour autrui » que dépend ma compréhension de moi-même. Il le précise dans un entretien avec Moshé Naïm de 1964, commentant Huis clos : « Quand nous essayons de nous connaître, au fond, nous usons des connaissances que les autres ont déjà sur nous, nous nous jugeons avec les moyens que les autres ont, nous ont donnés, de nous juger. Quoi que je dise sur moi, toujours le jugement d’autrui entre dedans. » Dans L’Être et le Néant (1943), le philosophe complète : « Ce n’est pas, à proprement parler, que je me sente perdre ma liberté […] mais elle est là-bas, hors de ma liberté vécue […] Je saisis le regard de l’autre au sein même de mon acte, comme solidification et aliénation de mes propres possibilités. »
Cette dépendance est la conséquence d’une « déchéance » existentielle indépassable, qui me condamne à l’enfer du « pour autrui » : « S’il y a un autre, quel qu’il soit, où qu’il soit, quels que soient ses rapports avec moi, sans même qu’il agisse autrement sur moi que par le pur surgissement de son être, j’ai un dehors, j’ai une nature […] La honte est […] l’appréhension de moi-même comme nature, encore que cette nature même m’échappe et soit inconnaissable comme telle. »
Tyrannie de la réification
Cette nature, par définition, m’échappe au moins en partie. Elle ne se présente à moi que par l’entremise du regard d’autrui à laquelle elle se donne au sein d’un monde dont subsiste toujours une « face secrète » pour moi : « Je suis vu comme assis sur cette chaise en tant que je ne la vois point, en tant qu’il est impossible que je la voie. […] Ce que je suis – et qui m’échappe par principe – je le suis au milieu du monde, en tant qu’il m’échappe. » Autrui, par sa simple existence, me dépossède de moi-même, et m’impose le détour par son regard.
Dépendre du regard de l’autre n’est pas toujours un drame : « Cela ne veut nullement dire qu’on ne puisse avoir d’autres rapports avec les autres, ça marque simplement l’importance capitale de tous les autres pour chacun de nous. » Cette conscience de ma dépendance implique cependant, a minima, une attention aigüe et un souci permanent de la qualité de ma relation avec autrui, parce que mon rapport à moi-même repose sur cette qualité, variable, de relation. C’est le premier cercle de l’enfer, pourrait-on dire.
Mais surtout, le fait que je sois irrémédiablement tributaire d’autrui expose toujours au risque d’une déformation tyrannique. Il m’est difficile, voire impossible, de me considérer comme une personne libre, si autrui me regarde comme une chose. Ma dépendance est exacerbée dès lors que le regard d’autrui me dénie toute autonomie, me prive de la possibilité même de faire quelque chose de ce qu’il a fait de moi. « Si mes rapports sont mauvais, je me mets dans la totale dépendance d’autrui et alors, en effet, je suis en enfer. […] Si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut être que l’enfer. »
Humanisme de Sartre
Sartre est en somme très loin d’un pessimisme anthropologique qui ferait de l’homme un loup pour l’homme, un rival maléfique pétri d’agressivité et de violence. Il se dira lui-même « humaniste » dans un autre texte de la même époque, L’Existentialisme est un humanisme (1946). Le drame que représente autrui se joue à un niveau existentiel, en deçà de toute malveillance empirique. La difficulté qu’il y a à supporter le regard incessant d’autrui peut certainement susciter des affects négatifs.
Les textes de Sartre laissent parfois entendre, en creux, le désir inassouvi d’un affranchissement du regard d’autrui, la rêverie du « coin sombre » où l’homme croit pouvoir recouvrer sa solitude, le fantasme un peu voyeur de regarder l’autre, par le « trou de la serrure » par exemple, sans pouvoir être soi-même observé. Mais cette libération demeure impossible. L’homme est condamné à la réalité parfois frustrante ou accablante de voir tout en étant vu – une réalité certes douloureuse, mais qui n’exclut toutefois aucunement la possibilité d’entretenir avec autrui de bonnes relations.
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