Robert McLiam Wilson : “L’identité irlandaise consiste d’abord à s’opposer !”
L’entrée en vigueur du Brexit a ranimé les tensions en Irlande du Nord. La crainte d’un durcissement de la séparation entre l’Irlande du Nord (rattachée au Royaume-Uni) et la République d’Irlande a donné lieu aux émeutes les plus importantes depuis des années. Robert McLiam Wilson, écrivain nord-irlandais qui a notamment publié Ripley Bogle (1989) et Eureka Street (1996), romans traitant des « Troubles » à la fin du XXe siècle, pose son regard, mi-ironique, mi-inquiet, sur les événements actuels.
Comment comprenez-vous ces violences récentes à Belfast ? Le Brexit en est-il la seule cause ?
Robert McLiam Wilson : Il faut rappeler en premier lieu que les émeutes chez nous, c’est globalement moins grave qu’ailleurs. Depuis que je suis enfant, j’ai toujours vu ça. C’est une espèce de danse folklorique. Les parents amenaient leurs enfants voir les émeutes : « Tu vois, ça c’est des gens qui se battent. » Donc il faut bien comprendre que pour les Irlandais, brûler des bus, c’est avant tout un moyen d’expression. Et puis, c’est presque une question de tradition ! La BBC avait fait une adaptation d’un de mes romans et, à un moment, lors d’une scène d’émeute, un protagoniste a peur et s’enfuit. En voyant ça, mes amis se sont moqués de moi, parce que ce n’est pas comme cela que ça se passe. Si l’on compare aux Gilets jaunes en France, on voit que vous, vous aimez bien marcher et chanter, alors que chez nous c’est plus glauque. Il faut dire que nous habitons une ville un peu crade qui se prête bien à ce genre de manifestations. Cette fois-ci cependant, je crois qu’il y a une véritable revendication politique. Nous avons voté pour rester en Europe et nous avons été trahis. C’est un sentiment très fort. En Irlande du Nord, c’est particulièrement compliqué à cause de la frontière qui la sépare de la République irlandaise. Après des années de négociations pour adoucir le passage entre ces deux régions, on peut craindre que le Brexit ait des effets très contreproductifs, comme notamment un retour à une frontière dure. Elle ne va d’ailleurs pas servir à grand-chose de plus qu’à mettre de l’argent dans les poches de smugglers, les contrebandiers… Et cela affectera surtout les petits commerçants protestants, qui malgré leurs sentiments loyalistes envers le Royaume-Uni avaient majoritairement foi en l’Europe. Le lendemain de l’annonce du Brexit, je me suis dit : « L’Irlande du Nord, c’est fini, les Nord-Irlandais préféreront une réunification pour rester dans l’Europe » (même si j’étais personnellement plutôt contre car je n’aime pas le nationalisme, et ça aurait voulu dire qu’il avait gagné). Mais le Brexit reste encore une sacrée pilule à avaler pour les Irlandais du Nord. Ils sont placés face à un dilemme où ils sentent qu’ils doivent choisir entre l’Union Européenne et le Royaume-Uni. Forcément ça se résout dans la violence. Et maintenant, il faudrait attendre gentiment… Vraiment, c’est quelque chose d’assez émotionnel.
“Les émeutes chez nous, c’est une espèce de danse folklorique !”
Est-ce que c’est cette émotion qui est à l’origine de la violence ? Était-elle prévisible ?
Je ne sais pas si la violence était prévisible mais cette inquiétude chez les protestants va s’exprimer. Ce n’est plus comme à l’époque des « Troubles ». Autrefois, pendant les émeutes, c’était très jouissif de balancer des pierres sur les soldats. Et puis on jouait avec le fait que c’était médiatisé. On a parfois été payé pour mentir à la presse – et d’ailleurs, à partir des années 1970/1990, on est devenus assez professionnels dans nos interviews. Un jour, par exemple, alors qu’on jouait au foot avec une bande de potes, une équipe américaine est arrivée et nous a demandé de balancer des pierres pour leur reportage. Non, en vrai – les véritables violences sont beaucoup plus intimes. Quand il y a des moments de tension entre les cités protestantes et catholiques (et ça peut parfois durer deux ou trois semaines), ça se passe sur le perron des maisons : ça sonne, on va ouvrir et là on se fait tirer dessus. La vraie violence est proche. Quand on mourait, ce n’était pas par hasard, c’était ciblé. C’est dur d’expliquer ça aux gens qui ne sont pas irlandais. Moi, j’avais honte de parler de ça à des Continentaux, d’expliquer cette guerre qui vient du Moyen-Âge. Pour eux, dans leurs pays civilisés, c’est inconcevable.
Ces violences sont donc vraiment une question d’identité ?
L’identité irlandaise a été très fantasmée à l’époque des « Troubles », qui, rappelons-le, étaient une véritable guerre civile avec des groupes armés paramilitaires qui s’affrontaient. Ça a donné beaucoup de grain à moudre aux médias. Les américains adoraient parler du « mystère d’être irlandais » tout en continuant à porter des kilts le jour de la Saint-Patrick. Pour eux, en effet, ça devait être très mystérieux... Mais ce ne sont pas des questions existentielles d’identité irlandaise qui sont à l’origine des émeutes. D’ailleurs, une étude a démontré que les Irlandais n’étaient pas du tout Celtes. Ils sont basques ! C’est indéniable : on est petits, gros et moches comme les Basques, donc on est basques. Moi-même, mon nom, Wilson, est écossais. Donc tout ça ne compte pas. Et donc, on ne peut pas vraiment dire que ces violences sont une histoire d’identité politique, même si cela aurait déjà un peu plus de sens. Ça me rappelle d’ailleurs une anecdote. Dans les années 1990, les catholiques ont commencé à mettre des drapeaux palestiniens à leurs fenêtres parce qu’ils aimaient bien l’idée d’une parenté avec cette minorité oppressée. La réaction des protestants a été de mettre immédiatement des drapeaux israéliens en réponse… Les Irlandais n’ont pas un amour fou pour le drapeau ou le symbole. Ils ont surtout un amour inconditionnel pour l’opposition. C’est peut-être cela, leur vraie identité.
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