Jean Pruvost, lexicologue, chez lui ˆ Palaiseau.

Jean Pruvost. Comment laisser vivre le français tout en le préservant? En faisant preuve d'un "conservatisme éclairé", répond cet éminent amoureux des mots.

© JPGuilloteau/L'Express

Au menu de la Semaine de la langue française et de la francophonie, en partenariat avec L'Express: 1500 expositions, ateliers d'écriture, lectures, à travers la France et dans 70 pays. Jean Pruvost (64 ans) est lexicographe, lexicologue, professeur des universités et directeur du laboratoire du CNRS Lexiques, dictionnaires, informatique à Cergy-Pontoise, dont il dirige le master Sciences du langage.

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Vous souffrez de "dicopathie", une maladie rare. Quels en sont les symptômes?

Le dicopathe est une personne atteinte d'une passion incurable pour les dictionnaires et qui ne désire pas en guérir. Pis, il souhaite contaminer le plus de personnes possible. Voilà la triste vérité : je possède 10000 dictionnaires et j'ai dû louer un appartement à côté du mien pour les y ranger. Le dicopathe, c'est aussi un individu qui rêve d'annoncer que la bonne définition de tel mot se trouve dans l'édition de 1922 du dictionnaire X, et qui parfois y parvient... Autrement dit, je suis un amoureux des mots, c'est ainsi que la maison Larousse m'a qualifié pour mon dernier ouvrage. En somme, comme tous les Français, je suis lexicophile...

Comment avez-vous attrapé le virus?

Probablement dans l'enfance, lorsque j'ai reçu mon premier Larousse grand format. J'ai surtout rencontré un homme extraordinaire, Bernard Quemada. Il enseignait à l'université l'histoire des dictionnaires. J'ai fait une maîtrise, puis une thèse avec lui. Ensuite, nous avons écrit des livres. Bernard Quemada a été à la tête du Conseil supérieur de la langue française. Il a dirigé le Trésor de la langue française, un travail monumental que j'invite chacun à consulter en ligne. J'ai repris le flambeau. Et je veille, à l'université de Cergy, sur l'extraordinaire bibliothèque qu'il nous a confiée.

Ce week-end débute la Semaine de la langue française et de la francophonie. Vous animez depuis 1994 une opération phare, la Journée des dictionnaires. Quel est le thème, cette année?

"Humour et humeur". Nous parlerons des dictionnaires décalés, détournés, insolites, comme la collection des -Dictionnaires amoureux, Le Dico des mots qui n'existent pas et qu'on utilise quand même, le Dictionnaire des chiens illustres à l'usage des maîtres cultivés... Pour sortir les dictionnaires de leur image sérieuse et rébarbative.

Les dictionnaires sont-ils une passion française?

Oui... et anglaise. Mais, outre-Manche, la préférence va plus souvent à l'encyclopédie. La France a eu la chance de bénéficier d'acteurs publics et privés dynamiques. Côté institutionnel, il y a avant tout l'Académie française, dont on ne soulignera jamais assez le rôle majeur au service de notre langue. Créée en 1635 par Richelieu, elle publie son premier dictionnaire en 1694 : deux volumes et 18 000 mots. Quatorze ans plus tôt paraît le Dictionnaire françois, de Pierre Richelet, et, en 1690, le Diction naire universel..., d'Antoine Furetière. Ces trois dictionnaires orientent l'essentiel de la production lexicographique jusqu'à nos jours : Larousse, Littré, Le Robert, le Trésor de la langue française...

Comment se porte le français?

Joyeusement. Il est en permanence fécondé par les médias, la littérature et les pays francophones. C'est indispensable. "Une langue qui ne connaîtrait aucune forme de néologie serait déjà une langue morte", disait Bernard Quemada. C'est dans la presse écrite et l'audiovisuel, lieux de débats permanents et d'observation d'une actualité qu'il faut désigner, que naissent le plus de néologismes.

Quelques exemples relevés ces dernières années : "bioterrorisme", "covoiturage", "chimiquier", "harcèlement moral". Les néologismes racontent l'histoire d'une société. Les années 1960, du rock et de la pop, sont celles des anglicismes ("boots", "brushing"). Les années 1970 s'abreuvent aux abréviations et aux sigles ("écolo", "hyper", "macho", "bio"). Les années 1980 voguent sur le suffixe "tique" ("bureautique", "domotique")...

La francophonie apporte son lot de nouveautés. Nous devons aux Belges la "frigolite" - une mousse blanche à base de polystyrène utilisée comme isolant thermique et emballage - et la "prépension" - allocation-chômage majorée versée aux salariés licenciés après un certain âge. Aux Québécois, le "bas-culotte" - équivalent du collant hexagonal. Aux Sénégalais, l'"ambianceur" - le chauffeur de salle, l'animateur et, par extension, le fêtard.

Comment le néologisme s'intègre-t-il au langage commun?

C'est le rôle des lexicographes - les individus chargés de rédiger les dictionnaires - et des instances officielles, le Conseil supérieur de la langue française, la Délégation générale à la langue française et aux langues de France : répertorier, trier, définir, légitimer, intégrer dans le patrimoine linguistique.

Ne risque-t-on pas une course à la nouveauté?

Il faut, en effet, faire preuve d'un "conservatisme éclairé" pour ne pas laisser filer l'ancienne langue. Et pouvoir conserver les expressions de ma belle-mère : un "culot de commissaire" (énorme), une "connaissance" (un [e] petit [e] ami [e]). Je crois que la Poste, soucieuse d'un beau langage, avait été tentée un temps par le joli mot d'hier l'"accueillance". D'autres mots anciens mériteraient d'être ressuscités : "souloir" (avoir l'habitude de), "compotation", (le repas partagé entre élèves et professeurs après les examens), "dupeur d'oreilles" (l'orateur qui fait trouver bon ce qui est médiocre)...

Mais ce qui me serait tout aussi cher, c'est de rendre leur histoire aux mots. Rappeler que "libraire", ce métier merveilleux, vient du latin liber, l'écorce de l'arbre sur laquelle on écrivait, que ce même mot renvoie à l'idée de bibliothèque, si chère à Montaigne, avant qu'on en arrive à la vente éclairée de livres. Rappeler qu'à l'origine "moineau" est un petit moine, au ventre rebondi et que cette caractéristique est à l'origine de la désignation de l'oiseau...

Comment jugez-vous le fait qu'on attribue un nouveau nom à une réalité ancienne : "sponsor" au lieu de "soutien financier", "coach" au lieu d'"entraîneur"?

Cela relève de phénomènes de mode. Il faudrait y ajouter les euphémismes, "malvoyant", "malentendant" et "MST" se substituant à "aveugle", "sourd" et "maladies vénériennes". Car, parfois, on crée un mot pour marquer un changement de mentalité, le passage du jugement au constat. On remplace "fille mère" par "mère célibataire", "fille de salle" par " aide-soignante".

Vous soulignez le rôle des écrivains dans le renouvellement du français. Par leur créativité langagière?

Plus que cela parfois : par une action politique, militante. Dans la foulée de l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, qui institue le français comme langue du roi, François Ier, et de l'Etat, les poètes de la Pléiade, sous la houlette de Ronsard et Du Bellay, publient Défense et illustration de la langue française. Ils s'engagent à créer des mots, l'objectif étant de métamorphoser une langue "vulgaire" en une langue autonome et élégante, à l'instar de l'italien, qui a su prendre ses distances avec le latin.

D'écrire des poèmes en belle langue française, comme l'a fait, avant eux, Pétrarque pour l'italien au-delà des Alpes. De cette période, certains mots nouveaux sont d'ailleurs restés - "aigre-doux" - même si la plupart ont disparu : "porte-laine" (qualifiant un mouton), "porte-nues" (ciel)... C'est cette langue fluente et féconde qui a fait naître un prodige de l'invention verbale : Rabelais.

Mais chaque siècle n'est pas si prolixe et généreux...

Le suivant, le XVIIe, est celui de la monarchie forte puis absolue, de la centralisation, de Louis XIII et Richelieu, puis de Louis XIV et, donc, de l'Académie française. Des écrivains, Racine, Corneille, Bossuet, Boileau..., acceptent de se réunir pour fixer la langue dans un dictionnaire. C'est le moment de la rationalisation, de la normalisation, de la doctrine du "bon usage". Tout néologisme est suspecté de faire dégénérer la langue.

La langue française est-elle soumise à un mouvement de balancier, entre enrichissement et codification?

Oui, mais les deux peuvent se produire en même temps. Pendant que l'Académie française régule, Scarron innove dans le néologisme burlesque avec "se grouiller" et "grosse dondon", les salons précieux où se rendent Mmede Sévigné et Mme de Lafayette créent "incontestable", "anonyme", "enthousiaste"... Au XVIIIe siècle, on s'efforce de conserver la langue classique, on feint de se méfier des néologismes, tout en piochant chez les philosophes et dans le vocabulaire politique anglais : "budget", "club"... La véritable libération du vocabulaire n'intervient qu'avec le romantisme.

C'est une période d'ouverture aux langues étrangères, en particulier d'Orient, à l'argot, aux expressions populaires - "Il faut mettre un bonnet rouge au dictionnaire !" écrit en substance Hugo. On décloisonne, on mélange les genres. Même Chateaubriand y va de son "paladinage" (générosité constante) et Balzac de sa "figure vituline" (du latin vitulus [le veau]). Ce mouvement croît et embellit avec le naturalisme - Zola empruntant à tout-va à la technique -, les parnassiens, les symbolistes...

Jusqu'au XXe siècle avec les surréalistes, avec Céline, Vian, Michaux...

Certes, à commencer par le mot "surréaliste", qu'on doit à Apollinaire, mais, dans cette énumération, je retiens aussi Frédéric Dard. "L'avenir du langage, c'est moi", s'écrie San-Antonio dans En long, en large et en travers (1958). C'est vrai, Dard "apeuprèse" et "tendresse" avec la langue. Il utilise "300 mots de français" et il invente tous les autres, soit plus de 15 000 mots, dont les plus savoureux alimentent le Dictionnaire San-Antonio (1998). Il a décomplexé le français.

Internet modifie-t-il la langue?

Il change d'abord la vitesse de circulation des mots. En quelques jours, un néologisme fait le tour de la planète francophone, alors qu'auparavant il mettait des années à s'installer. Mais, là encore, c'est aux institutions, à commencer par l'école, à la presse et aux lexicographes de cadrer cet afflux, car, sur Internet, le meilleur côtoie le pire.

Pourquoi la contrepèterie est-elle une spécialité française?

Parce que notre langue a peu d'accentuation, contrairement à l'anglais, par exemple, où la musicalité est essentielle à la compréhension. Les mots français peuvent donc se concevoir comme une succession de syllabes, qu'on apprend dès l'enfance à manier, à tordre, par le biais des comptines, excellent entraînement aux jeux avec les mots. D'où l'intérêt du thème de la Semaine de la langue française : la créativité lexicale. A l'âge adulte, l'usage de la contrepèterie devient un indicateur de la maîtrise parfaite de la langue, la marque d'un statut. C'est la raison pour laquelle certains hommes politiques se font un devoir d'y recourir. Je me souviens entre autres d'une formule lâchée au sortir d'un procès : "Le procureur m'entend pour mieux m'acculer." C'est assurément très vulgaire mais, dans le contexte, assez drôle.

Jean Pruvost en 6 dates

1949 Naissance à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). 1981 Thèse :"Recherches sur les dictionnaires onomasiologiques : les dictionnaires analogiques de langue française (XIXe-XXe s.)". 1994 Lance la première Journée des dictionnaires, rendez-vous international de 400 lexicologues et lexicographes. 2005 Directeur du master Sciences du langage à l'université de Cergy-Pontoise. 2009 Directeur éditorial des éditions Honoré Champion ; lance la collection Champion Les mots. 2013 Journal d'un amoureux des mots

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