Vous marchiez ? J’en suis fort aise. Eh bien ! Baillez maintenant.

Imaginez : vous vous promenez dans la rue à Vienne, capitale baroque de l’Autriche, entre le château de Schönbrunn et la cathédrale St-Etienne. Vous marchez tranquillement lorsqu’un inconnu vous aborde. Non pour vous demander son chemin, l’adresse d’un restaurant gastronomique, ou même de participer à un sondage. Non, cette personne vous invite simplement à regarder des photos de bailleurs dans le seul but de vous faire bailler, appliquant à la lettre le dicton selon lequel un bon bailleur en fait bâiller sept.

Le chercheur, Jorg Massen, ou encore, une de ses collègues, Kim Dush, jeune femme très souriante, ont ainsi accosté des passants, pris au hasard, pour leur demander de jeter un œil sur 18 photos de bailleurs afin de provoquer chez vous, par effet de contagion, une série de bâillements. Ce faisant, ces chercheurs espéraient que la simple vision des bailleurs déclenche chez eux un cycle respiratoire associé à une ouverture totale de la bouche comportant de façon immuable la même séquence : une inspiration ample, lente et profonde avec la bouche grande ouverte, une brève pause en apnée, puis une lente expiration involontaire, passive, plus ou moins bruyante.

On peut aisément imaginer que les chercheurs n’ont pas eu de mal à inclure 120 piétons (60 hommes et femmes de plus de 18 ans) dans le seul but de savoir s’ils allaient bailler à la vue des bailleurs, en leur demandant ensuite d’estimer le nombre des bâillements, qui surviennent souvent par salves de 2 ou 3 cycles. Les participants devaient donner, verbalement et par écrit, leur consentement à cette étude qui ne manque pas d’air.

Celle-ci a été coordonnée (je n’ose dire inspirée) par Andrew Gallup du département de psychologie du Suny College (Oneonta, New York, Etats-Unis), dont le programme de recherche est depuis longtemps principalement dédié à l’étude du bâillement humain, comportement involontaire au déroulement stéréotypé qui dure généralement 4 à 10 secondes et qui, s’il peut être modulé par la volonté, ne peut en revanche jamais être empêché.

Quel était le but des chercheurs, me direz-vous ? Tout simplement d’étayer par l’obtention de nouvelles données leur thèse selon laquelle le bâillement permet de refroidir la température du cerveau. En d’autres termes, de limiter la surchauffe du ciboulot. Ou, si vous préférez, montrer que mère Nature avait inventé un truc pour imiter le ventilateur présent dans tout ordinateur.

Cette étude a été conduite en plein air, en hiver (de décembre à mars 2013, quand la température moyenne est d’environ 1°C), puis en été (de juin à octobre 2013, quand l’air extérieur avoisine les 19°C). Les chercheurs ont d’ailleurs pris soin de toujours mener leurs expériences entre 13 et 15h afin de minimiser l’impact potentiel des différences de niveaux de lumière selon l’heure de la journée.

En plus de noter l’âge et le sexe des volontaires, les chercheurs ont parallèlement mesuré l’humidité de l’air, le temps passé dehors juste avant de participer à l’étude, ainsi que le nombre d’heures de sommeil la nuit précédente.

Résultat : la température de l’air ambiant est le seul paramètre significativement corrélé à la probabilité d’induire des bâillements, avec une plus grande tendance à bailler aux températures élevées. Il a en effet été observé que le nombre de bâillements contagieux au cours de l’hiver est moindre que durant l’été. De plus, la température est le seul des paramètres à être associé de façon statistiquement significative au fait de bailler.

Une étude similaire avait été auparavant menée par cette même équipe à Tucson en Arizona, où le climat est subtropical avec deux saisons majeures. Cette nouvelle étude, publiée dans le numéro daté de mai 2014 de la revue Physiology & Behavior, montre que, plus que la saison, c’est la température de l’air ambiant qui influerait sur la fréquence des bâillements. En résumé, bailler nous permettrait de garder la tête fraîche… en espérant qu’il en est de même pour l’haleine au même moment.

Il reste que cette théorie thermorégulatrice, dite de la « fenêtre thermique  du bâillement », est toujours du domaine de l’hypothèse. Autrement dit, elle n’est en rien démontrée, même si les dernières données semblent la conforter.

Selon Andrew Gallup, sa théorie n’est pas du vent. Elle pourrait trouver des applications en pratique clinique dans l’épilepsie, les dommages cérébraux, les céphalées, la sclérose en plaques, la privation de sommeil, pathologies et conditions dans lesquelles on peut observer un bâillement excessif en même temps qu’une élévation de la température corporelle et/ou du cerveau. A suivre donc, mais de préférence en mettant votre main devant la bouche s’il vous plaît.

En espérant que ce billet de blog ne vous a pas trop fait décrocher les mâchoires…

En tout cas, bien moins que cette jeune femme qui souffrait d’environ 8 bâillements par minute, soit 480 à l’heure ! Un cas clinique rapporté, le 23 octobre 1888, par le célèbre neurologue Jean-Martin Charcot lors des « mardis de La Salpêtrière » et imputable à la présence d’une tumeur cérébrale siégeant au-dessus de l’hypothalamus. Comme tout phénomène physiologique, le bâillement peut être pathologique. Logiquement, à la lecture de ces lignes, vous devriez vous être arrêté net de bâiller aux corneilles.

Marc Gozlan (Suivez-moi sur Twitter)

Pour en savoir plus :

Massen JJ, Dusch K, Eldakar OT, Gallup AC. A thermal window for yawning in humans: Yawning as a brain cooling mechanism. Physiol Behav. 2014 Apr 11. pii: S0031-9384(14)00178-4.

Gallup AC, Eldakar OT. The thermoregulatory theory of yawning: what we know from over 5 years of research. Front Neurosci. 2013 Jan 2;6:188.

Gallup AC, Eldakar OT. Contagious yawning and seasonal climate variation. Front Evol Neurosci. 2011 Sep 22;3:3.

Walusinski O, Deputte BL. Le bâillement : de l’éthologie à la médecine clinique. Rev Prat. 2002 Nov 15;52(18):1981-3. (Chez l’homme, les moments d’apparition privilégies des bâillements se situent le matin au réveil. Le bâillement implique des structures archaïques cérébrales (« cerveau reptilien », principalement le tronc cérébral), mais également des régions corticales, en particulier les lobes frontaux impliqués dans la « contagion » du bâillement).

Walusinski O. Le bâillement : naissance, vie et sénescence. Psychol Neuropsychiatr Vieil. 2006 Mar;4(1):39-46. (Chez l’homme, il apparaît chez le fœtus vers la 12e semaine de grossesse).

Philibert C, K. Sauveplane K, Pinzani-Harter V. Le bâillement: de la physiologie à la iatrogénie. La Lettre du pneumologue. 2011, vol. 14, n° 5, 168-172. (Certains médicaments peuvent induire des bâillements : les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine qui sont des antidépresseurs, des antiépileptiques, les opiacés dans le syndrome de sevrage, les agonistes dopaminergiques utilisés en traitement de la maladie de Parkinson, les antiarythmiques dans les troubles du rythme cardiaque, les anesthésiques).

Lana-Peixoto M.A. et al. Pathologic yawning in neuromyelitis optica spectrum disorders. Multiple Sclerosis and Related Disorders, In Press, Accepted Manuscript, Available online 13 April 2014.

Bâillement : Parfois un effet indésirable d’un médicament. La Revue Prescrire. 2005, vol. 25, n° 265, 676.

Blin, JP. Azulay, G. Masson, G. Serratrice. Le bâillement. Thérapie 1991;46;37-43.

Sur le web :

Nombreux articles sur le site baillement.com

Le pitbull, la sangsue et la jeune fille

© Wikimedia Commons

C’est l’histoire d’une jeune femme de 19 ans qui a croisé la route d’un gros chien rapide et féroce, puis d’un autre animal bien plus petit, lent et tranquille. Tous deux l’ont mordue. Le premier pour le pire, le second pour le meilleur.

La victime a eu l’oreille gauche arrachée par le dangereux molosse. Heureusement pour elle, elle a été soignée par deux cliniciens qui savaient que d’autres morsures, non douloureuses, pouvaient l’aider à retrouver une oreille normale. Plus précisément, à ce que le pavillon de son oreille soit réimplanté avec succès. Attendez de lire la suite pour comprendre…

Après avoir éliminé (débridement) les zones de tissu trop endommagé par les crocs du méchant clébard, les chirurgiens du Rhode Island Hospital (Providence, Etats-Unis) ont procédé à la réimplantation de l’oreille en prenant soin, pour assurer sa vascularisation, de suturer une artériole de 0,3 mm de diamètre (branche de l’artère auriculaire postérieure). S’il est relativement facile de relier une artère à une autre au bio-microscope, il est souvent difficile, voire impossible, de rétablir le retour du sang par un système veineux très fragile ou inexistant. Or la survie du tissu réimplanté dépend de l’efficacité de ce retour veineux.

C’est à ce moment-là qu’intervient la sangsue grise (ou sangsue médicinale, Hirudo medicinalis) : ce ver segmenté et hermaphrodite qui habite les eaux douces des marais, des étangs, des fossés, des petits cours d’eau, mais aussi parfois les eaux fraîches de sources.

Vers hématophages

La sangsue, qui se nourrit de sang, peut aider au rétablissement de la circulation veineuse. « La sangsue permet d’attendre que se mette en place un retour veineux dans la peau et les tissus cicatrisés. Elle empêche l’apparition d’une congestion veineuse qui aboutirait à la mort du tissu réimplanté », me précise le Dr Ludovic Bourdais, chirurgien plasticien à la clinique mutualiste de l’Estuaire à Saint-Nazaire. Il a déjà utilisé des sangsues chez des patientes qui ont bénéficié d’une reconstruction mammaire par lambeau musculaire prélevé au niveau de l’abdomen.

Les sangsues, qui ont une triple mâchoire, possèdent 300 dents acérées dans la ventouse musculaire antérieure. Celles-ci leur permettent de s’accrocher avec efficacité aux tissus humains. Ces vers hématophages se remplissent alors de sang par un effet de succion. Leur volume peut doubler, voire quadrupler. Une fois repue, la sangsue relâche sa proie. Elle tombe donc généralement d’elle-même.

Un centre d’hirudiniculture, basé à Eysines dans le bassin d’Arcachon, fournit des sangsues aux pharmacies hospitalières françaises qui en font la demande. Elles assurent l’élevage de ces charmantes bestioles pour des services de chirurgie plastique et reconstructrice, mais aussi des départements de chirurgie maxillo-faciale. En effet, un traitement par sangsues (ou hirudothérapie) peut être indiqué dans les réimplantations de doigts sectionnés (microchirurgie pour amputation des troisièmes phalanges), reconstructions mammaires, ainsi que lors d’interventions avec reconstruction tissulaire de la face chez des patients souffrant de cancer délabrant ou après tentative de suicide par arme à feu. En France, le professeur Baudet, spécialiste de chirurgie plastique au CHU de Bordeaux, fut le premier en 1972 à utiliser les sangsues pour améliorer, faciliter ou suppléer totalement la circulation veineuse.

Mais revenons à la jeune américaine mordue par un pitbull. « Son oreille avait été écrasée et macérée, ce qui est typique en cas de morsure de chien. Elle était plus complètement retournée que franchement amputée, ce qui complique la réimplantation dans la mesure où les vaisseaux sont endommagés, ont moins tendance à rester ouverts après réparation et sont plus susceptibles de favoriser la formation de caillots sanguins. Sans compter bien sûr, le risque infectieux après morsure », m’a déclaré le Pr Helena Taylor, chef du service de chirurgie cranio-faciale (Brown University, Providence, Rhode Island).

Drainage veineux

« Des sangsues médicales, Hirudo medicinalis, ont assuré un drainage veineux pendant 17 jours, le temps nécessaire pour que de nouvelles veines se forment entre la plaie en voie de cicatrisation et la partie de l’oreille réimplantée », ajoute cette spécialiste en chirurgie plastique. Elle rapporte, avec son mari le Pr Stephen Sullivan (Brown University), ce cas clinique dans le numéro daté du 17 avril 2014 du New England Journal of Medicine.

Après les terribles crocs du pitbull, la jeune victime a donc été soumise aux multiples dents de sangsues. Pesant entre 1 et 2 grammes, celles utilisées en thérapeutique sont à jeun depuis au moins cents jours, prêtes à mordre. En effet, la digestion de la sangsue étant très lente, une période de trois mois est indispensable pour que l’animal ressente la nécessité d’un nouveau repas.

Trois mâchoires et des dents. Whitaker IS et al. Plast Reconstr Surg. 2014 Mar;133(3):408e-418e.

De puissants muscles actionnent vers l’avant et l’arrière de minuscules mâchoires, leur permettant de pénétrer rapidement et sans véritable douleur dans le derme. La guérison des morsures des sangsues (en fait plutôt des piqûres) est complète en deux ou trois jours. Elles laissent sur la peau de petites cicatrices blanches caractéristiques en forme d’étoiles à trois branches. Cela explique que l’on ne les applique jamais sur le visage.

Afin de prévenir une infection par la bactérie Aeromonas hydrophila, principale complication du traitement par les sangsues, Helena Taylor et Stephen Sullivan ont administré de la ciprofloxacine à leur patiente à titre préventif. Cet antibiotique est actif vis-à-vis de cette bactérie présente dans la flore intestinale de la sangsue et qui lui est indispensable à la digestion des globules rouges.

Au 24e jour post-réimplantation, l’apparence de l’oreille était normale, comme le montre la photographie ci-dessous sur laquelle on aperçoit nettement, en particulier en haut et en bas, la zone de délimitation du pavillon de l’oreille réimplanté.

Taylor HO. N Engl J Med. 2014 Apr 17;370(16):1541.

Marc Gozlan (Suivez-moi sur Twitter, sur Facebook)



Pour en savoir plus sur les sangsues en chirurgie plastique et reconstructrice (et le risque d’infection à A. hydrophila) :

Sullivan SR, Taylor HO. Images in clinical medicine. Ear replantation. N Engl J Med. 2014 Apr 17;370(16):1541. (ATTENTION, certaines photographies après morsure et pendant l’application d’une sangsue sur l’oreille réimplantée peuvent choquer les personnes sensibles).

Whitaker IS, Oboumarzouk O, Rozen WM, Naderi N, Balasubramanian SP, Azzopardi EA, Kon M. The efficacy of medicinal leeches in plastic and reconstructive surgery: a systematic review of 277 reported clinical cases. Microsurgery. 2012 Mar;32(3):240-50. 

Bourdais L, Heusse JL, Aillet S, Schoentgen C, Watier E. Complication infectieuse d’un lambeau de TRAM liée aux sangsues : à propos d’un cas. Ann Chir Plast Esthet. 2010 Feb;55(1):71-3.

Sartor C, Bornet C, Guinard D, Fournier PE. Transmission of Aeromonas hydrophila by leeches. Lancet. 2013 May 11;381(9878):1686. 

Schnabl SM, Kunz C, Unglaub F, Polykandriotis E, Horch RE, Dragu A. Acute postoperative infection with Aeromonas hydrophila after using medical leeches for treatment of venous congestion. Arch Orthop Trauma Surg. 2010 Oct;130(10):1323-8.

Maetz B, Abbou R, Andreoletti JB, Bruant-Rodier C. Infections following the application of leeches: two case reports and review of the literature. J Med Case Rep. 2012 Oct 25;6(1):364.

Sélection d’articles sur l’usage des sangsues dans l’histoire de la médecine :

Sylvain Mallasis. Les sangsues. Ordre national des pharmaciens français.

Zaidi SM, Jameel SS, Zaman F, Jilani S, Sultana A, Khan SA. A systematic overview of the medicinal importance of sanguivorous leeches. Altern Med Rev. 2011 Mar;16(1):59-65.

Massart D, Sohawon S, Noordally O. Les sangsues. Rev Med Brux. 2009 Sep Oct;30(5):533-6.

Papavramidou N, Christopoulou-Aletra H. Medicinal use of leeches in the texts of ancient Greek, Roman and early Byzantine writers. Intern Med J. 2009 Sep;39(9):624-7.

Whitaker IS, Rao J, Izadi D, Butler PE. Historical Article: Hirudo medicinalis: ancient origins of, and trends in the use of medicinal leeches throughout history. Br J Oral Maxillofac Surg. 2004 Apr;42(2):133-7.

Rao J, Whitaker IS. Use of Hirudo medicinalis by maxillofacial surgical units in the United Kingdom: current views and practice. Br J Oral Maxillofac Surg. 2003 Feb;41(1):54-5.

Upshaw J, O’Leary JP. The medicinal leech: past and present. Am Surg, 2000 vol. 66(3) :313-4.

Eldor A, Orevi M, Rigbi M. The role of the leech in medical therapeutics. Blood Rev. 1996 Dec;10(4):201-9.

Adams SL. The medicinal leech: historical perspectives. Semin. Thromb. Hemost., 1989 vol. 15(3):261-4.

Piqûre d’abeille : là où ça fait le plus mal

Cliché aimablement fourni par Kathy Keatley Garvey

Les beaux jours sont de retour. Et avec eux, le risque de se faire piquer par une abeille. Mais ressent-on la douleur avec la même intensité n’importe où sur le corps ? A quels endroits, la piqûre est-elle la plus douloureuse ? C’est ce qu’a voulu savoir un chercheur, adepte de l’auto-expérimentation, qui n’a pas hésité à s’infliger des piqûres d’abeille sur diverses parties du corps, même les zones les plus intimes et donc, en principe, le plus souvent non découvertes.

Premier résultat de cette étude réalisée au cours de l’été 2012 à Ithaca, dans l’Etat de New York, entre le 20 août et le 26 septembre : comme l’on pouvait s’y attendre, toutes les piqûres d’abeille sont douloureuses.

Second résultat : la douleur est la plus intense lorsque l’abeille plante son dard dans le cuir chevelu, l’extrémité d’un orteil, ou dans le bras. Pire encore, rien ne va plus lorsqu’elle choisit de s’attaquer à une narine, la lèvre supérieure ou le corps du… pénis ! Ces trois dernières localisations s’avèrent même plus douloureuses que lorsque l’abeille s’en prend aux testicules, dont la peau est pourtant très fine.

C’est à l’espèce Apis mellifera, la plus répandue des abeilles, au corps velu avec bandes brunes et noires, que s’est intéressé Michael Smith du département de neurobiologie et du comportement de l’Université Cornell (Ithaca, New York). Cet étudiant besogneux et quelque peu masochiste s’est donc pris d’une mordante passion pour cette ouvrière dont l’aiguillon barbelé reste le plus souvent au point de piqûre, entraînant la mort par éventration de l’indispensable insecte pollinisateur.

Notre chercheur en herbe, si je puis m’exprimer ainsi, auto-expérimentateur invétéré et averti, n’a donc pas eu à affronter le comité d’éthique de son université pour que celui-ci autorise un essai clinique portant sur un seul individu, lui-même en l’occurrence. Ainsi, souligne-t-il avec malice dans son article publié par la revue en ligne Peer J, « le programme de protection sur les recherches humaines de la Cornell University n’a pas de politique concernant l’auto-expérimentation, de telle sorte que cette recherche n’a pas à être soumise à l’approbation de ses services. Les méthodes ne contreviennent pas à la Déclaration de Helsinki de 1975, révisée en 1983. L’auteur, la seule personne à être piquée, était conscient de tous les risques associés, a donné son consentement et sait que ces résultats seront rendus publics ».

Téméraire, mais pas fou, notre étudiant accro au venin d’abeilles. Piqué cinq fois par jour dans les trois mois précédents ce projet de recherche, il savait qu’il ne risquait pas que son système immunitaire s’emballe et provoque un choc anaphylactique, la forme la plus sévère et potentiellement mortelle, d’allergie aux piqûres d’hyménoptère.  

Il ne s’agit pas, comme on pourrait le croire, d’une expérience « en plein champ » dans laquelle le chercheur attendrait patiemment, une tartine de confiture à la main, qu’une abeille qu’il repousserait violemment s’en prenne à lui ? Non, notre amoureux des abeilles capture les vigiles postées à l’entrée des ruches, ces gardiennes qui protègent la colonie des ennemis. Armé d’une pince qui leur enserre les ailes, il applique ensuite la bestiole à un endroit précis de son corps : crâne, derrière l’oreille ou le cou, mamelon, aisselle, bras, avant-bras, poignet, doigt, bas du dos, abdomen, dos de la main, paume, cuisse, pénis, scrotum, fesse, narine, joue, lèvre supérieure, creux du genou, mollet, plante ou dos du pied, orteil. Le compte y est : 25 emplacements bien choisis.

Et de préciser que pour la piqûre à la fesse, il n’avait nul besoin d’une infirmière, seulement de se contorsionner, debout devant un miroir, pour atteindre son objectif.

5 piqûres par jour

Le chercheur a évidemment pris soin de s’administrer ces piqûres d’abeille, à raison de cinq par jour, toujours entre 9h et 10h (prenant donc en compte les données les plus récentes en matière de chronobiologie) et en alternant le côté droit ou gauche du corps. De plus, c’est un programme informatique qui déterminait, au hasard, l’emplacement de la piqûre, sachant cependant que celle-ci était systématiquement précédée et suivie d’une piqûre « test » au bras, notée 5 sur une échelle visuelle de la douleur allant de 0 à 10. On rappelle que l’échelle visuelle analogique est un moyen fiable permettant au patient d’évaluer la douleur ressentie au moyen d’une réglette. Il déplace un curseur de l’extrémité « pas de douleur » à l’autre extrémité représentant une « douleur insupportable ».

Michael Smith a ainsi évalué sa douleur à la piqûre d’abeille dans la narine, la lèvre supérieure et le pénis à respectivement 9, 8,7 et 7,3 sur l’échelle de la douleur. Et la douleur au scrotum qui aurait pu l’emporter, me demanderez-vous ? Eh bien, elle a occasionné une sensation ressentie 7 sur 10. C’est d’ailleurs le jour où notre chercheur, vêtu d’un short, s’est fait piquer aux bourses qu’il a subitement eu l’idée de ce protocole de recherche clinique.

Autre enseignement de cette étude : la douleur n’est ni de droite, ni de gauche, aucune différence statistiquement significative n’ayant été observée selon le côté du corps où l’abeille était appliquée. Le dard était laissé en place pendant une minute avant d’être retiré à la pince.

Le chercheur avait pris la peine, si j’ose dire, de renouveler son expérience à trois reprises, sans doute pour augmenter la puissance statistique de son expérience. Résultat : la douleur en un site donné ne variait pas de façon significative selon qu’il s’agissait de la première, deuxième ou troisième piqûre à ce même endroit. Pas plus qu’en fonction du jour où l’abeille piquait.

Le nez et les lèvres sont des orifices, ce qui pourrait expliquer qu’ils aient un seuil douloureux de protection moindre que pour d’autres zones cutanées, fait remarquer le chercheur. Les piqûres à la narine sont spécialement violentes, provoquant immédiatement éternuements, larmes et écoulement nasal. Et la victime consentante de postuler que cette abondante sécrétion de mucus pourrait être un moyen de défense contre d’autres attaques. On veut bien le croire !

190 piqûres

Dernier résultat de cette étude, ayant nécessité au total 190 piqûres sur une durée de 38 jours, l’épaisseur de la peau n’explique pas pleinement l’intensité de la douleur. En effet, une piqûre de la paume, pourtant deux fois plus épaisse que le dos de la main, occasionnait en moyenne, sur une échelle de 10, une douleur à 7 (versus 5,3 pour la face dorsale).

Comme pour s’excuser de ne pas avoir conduit une étude tous azimuts, Michael Smith précise qu’elle n’a pas porté sur les piqûres d’abeille sur la langue ou l’œil. On l’excusera volontiers, sachant que les blessures de la cornée dues à un dard d’abeille, heureusement rares, peuvent entraîner des complications sévères allant jusqu’à une perte de la vision du fait de l’action toxique ou immunologique du venin sécrété par l’insecte ainsi que par la présence de l’aiguillon dans les tissus oculaires. « Lorsque j’en ai parlé avec mon référent, il a eu peur que je devienne aveugle. J’ai donc préféré garder mes yeux intacts », a-t-il déclaré, un brin lucide. 

J’espère que cette étude ne vous aura pas donné le bourdon et que ces résultats ne seront pas reproduits sur une vaste cohorte, comme il est d’usage à l’issue d’une étude sur un petit nombre de sujets. Si tel était le cas, je plains déjà les personnes, évidemment toutes volontaires, qui participeraient dare dare (ou plutôt, dard, dard) à cette étude d’envergure, qui ne manquerait pas de piquant. Tout cela pour que des chercheurs, sans doute un peu sadiques, en fasse leur miel.  

Marc Gozlan (Suivez-moi sur Twitter, sur Facebook)

Cliché aimablement fourni par Kathy Keatley Garvey
Cliché aimablement fourni par Kathy Keatley Garvey

Pour en savoir plus :

Smith ML.(2014). Honey bee sting pain index by body location. PeerJ 2:e338

Limaiem R, Chaabouni A, El Maazi A, Mnasri H, Mghaieth F, El Matri L. Lésions oculaires par piqûre d’abeille. À propos d’un cas. J Fr Ophtalmol. 2009 Apr;32(4):277-9.

Offret H, Porras J, Labetoulle M, Offret O, Fabre M. Nécrose palpébrale par piqûre d’hyménoptère. J Fr Ophtalmol. 2008 Nov;31(9):936-8. (un cas, survenu en Tunisie, de perte de la paupière inférieure après une piqûre d’hyménoptère indéterminé chez un homme de 39 ans).

Kouamé EK, Brouh Y, Boua N. Envenimation massive par un essaim d’abeilles chez un nourrisson. Archives de pédiatrie 11 (2004) 1333–1335. (en Côte-d’Ivoire, un cas d’envenimation massive chez un nourrisson de 19 mois. Il a été procédé à une ablation de plus de 350 dards chez ce petit miraculé !).

I. Sullerot, J. Birnbaum, E. Girodet. Le syndrome d’envenimation massive à propos d’un cas clinique de piqûres multiples discuté par le groupe « insectes » de la SFA. Revue Française d’Allergologie, Volume 53, Issue 1, Pages 50-52. (le cas d’un patient de 36 ans qui se fait piquer par plus d’une centaine de guêpes en marchant sur un nid. Après sa prise en charge rapide par les urgences de l’hôpital, la récupération est complète en quelques heures).

Michael Smith (avant son auto-expérimentation). Cornell University

Je remercie chaleureusement Kathy Keatley Garvey de l’University California Davis, Department of Entomology. Prix de la meilleure photo (« gold award », Outstanding Professional Skill Award in Photography), le 11 juin 2012, à l’International Association for Communication Excellence (ACE). Il est excessivement rare, sinon exceptionnel, de photographier l’instant où l’abeille reprend son vol après avoir planté son dard dans la chair humaine en y laissant une partie de son abdomen. Ce qui, comme chacun sait, lui sera fatal. L’abeille venait de piquer l’apiculteur Eric Mussen du département d’entomologie (University of California, Davis) dans une ruche expérimentale (Harry H. Laidlaw Jr. Honey Bee Research Facility).

Kathy me précise que ces trois clichés ont été pris dans la même seconde avec un Nikon D700, pouvant prendre 8 images à la seconde, équipé d’un objectif macro de 105 mm. Réglages  : 640 ISO, 1/250e, ouverture de 13.