Des chats errants charognards de cadavres humains

Chat errant. 


© Pixabay


La « ferme des corps », ou encore la « ferme des morts ». C’est ainsi que l’on désigne communément aux Etats-Unis ces rares installations à ciel ouvert dans lesquelles des scientifiques étudient les processus de décomposition du corps humain après la mort, afin de faire progresser la médecine légale et la police scientifique.


Les faits, relatés dans un article publié en ligne en novembre 2019 dans le Journal of Forensic Sciences, se sont produits dans la station de recherche en médecine légale de la Corolado Mesa University (Whitewater, Grand Junction). Dans cet environnement extérieur, froid et semi-aride, la décomposition cadavérique est caractérisée par la dessiccation (élimination de l’eau du corps). La réduction du cadavre à l’état de squelette prend généralement des années.

Les corps humains sont disposés à trois mètres les uns des autres, nus et sur le dos. La décomposition cadavérique est suivie par des caméras à infra-rouge avec détection de mouvements, ce qui permet ensuite de diriger ces instruments sur les restes humains afin d’identifier les insectes et petits vertébrés nécrophages participant au processus de décomposition du cadavre. Les altérations des tissus humains sont observées, photographiées et consignées quotidiennement.


La chercheuse Sara Garcia a eu la surprise d’apercevoir un chat sur les images de la caméra filmant la décomposition du corps d’une femme de 79 ans, placée dans la station de recherche 13 jours après son décès. A ce moment-là, quarante cadavres sont disposés à même le sol. Localisé loin de toute habitation, ce centre de recherche est entouré par une très haute clôture empêchant l’accès aux animaux nécrophages de grande taille. Celle-ci pénètre également dans le sol, ce qui limite la possibilité que des rongeurs ne pénètrent dans le vaste enclos via des galeries souterraines.

© Forensic Investigation Research Station

Chat tigré


Pour les besoins d’un projet de recherche, des aiguilles sous-cutanées ont été insérées sur le cadavre. La participation active des insectes nécrophages dans le processus de décomposition a débuté cinq jours plus tard au niveau des points d’insertion des deux aiguilles. C’est alors que la caméra enregistre les images d’un chat au pelage tigré qui tire sur les tissus du cadavre. Le chat consomme le bras gauche et la poitrine, appréciant particulièrement le derme et le tissu graisseux mammaire. Parfois, l’animal se contente de racler la graisse entourant les muscles et mord dans les tissus alentours superficiels, ne cherchant pas à consommer les muscles en profondeur.

Pour les besoins du projet de recherche ayant nécessité l’insertion d’aiguilles sous-cutanées, une cage a été placée sur le cadavre pendant une semaine, puis retirée. Peu de temps après, la chercheuse observe que le chat errant est revenu près du corps. Le félidé va alors poursuivre son comportement nécrophage, la plupart du temps durant la nuit, pendant environ trente-cinq jours. Il va finalement retirer la plupart du tissu du sein gauche et du membre supérieur gauche, exposant à l’air libre le tiers supérieur de l’humérus. En effet, ce n’est qu’après avoir consommé la graisse de la partie supérieure du bras que l’animal s’est attaqué au tissu musculaire.

A aucun moment, ce chat, surpris par une caméra en flagrant délit de nécrophagie, n’a porté la moindre attention aux autres corps situés à proximité, aux anciens comme à ceux nouvellement disposés au sol. Cet animal a été aperçu sur le même cadavre à dix reprises au cours des 16 nuits suivantes.

Chat noir


Les chercheurs ne sont pas au bout de leur surprise. Le chat tigré n’est pas seul à exercer une activité nécrophage dans leur installation. Un autre félidé, à pelage entièrement noir, a entrepris de dévorer les restes humains d’un cadavre autopsié. Celui-ci a été déposé là onze jours après le décès. Les chercheurs vont alors observer que le chat sauvage commence à s’attaquer à l’épaule, au niveau d’une incision pratiquée lors de l’autopsie, mais également à la partie basse de la paroi abdominale et à la partie supérieure du bras gauche, régions qui avaient été explorées à l’examen autopsique. Le félidé s’attaque ensuite à l’abdomen.

Le second félidé a été vu sur les images de vidéosurveillance planter ses griffes dans le cadavre pour stabiliser la partie supérieure du bras tout en tirant avec ses dents dans les tissus qu’il mangeait. Contrairement au chat tigré peu intéressé par les tissus superficiels qu’il écartait pour atteindre les tissus profonds, le chat noir consommait le tout, ne manifestant pas de différence entre les tissus humains situés en superficie ou en profondeur. Dans les deux cas, les chercheurs n’ont remarqué aucune lésion visible à l’œil nu sur les pièces osseuses, qui ne représentaient donc pas grand intérêt pour ces chats. Comme le premier chat, l’animal n’a pas cherché à consommer un autre cadavre.

Préférence pour l’épaule et le bras

Ces deux chats errants (Felis catus), nés et évoluant en pleine nature, montraient une préférence marquée pour des cadavres à un stade précoce de décomposition, autrement dit pour des tissus frais et mous. Ces félidés ont achevé leur comportement nécrophage au début de la décomposition humide, stade où le cadavre commence à dégager des odeurs très fortes du fait d’une importante production de gaz putréfactifs. 



Selon les auteurs, « il est important de reconnaître les profils nécrophages de certains animaux pour déterminer l’origine des lésions et différencier celles survenues en post-mortem de celles intervenues en peri-mortem » (au moment de la mort).


Berger allemand. © Pixabay

Un comportement rare mais non exceptionnel


Voilà donc pour la nécrophagie de chats errants. Mais qu’en est-il des chats domestiques ? A vrai dire, un comportement nécrophage par des félidés est rare mais non exceptionnel. Il en est de même pour les canidés. On dénombre ainsi dans la littérature médicale de nombreuses observations de lésions post-mortem par des chiens et chats domestiques, et même par des oiseaux et hamsters de compagnie.

En 2011, des médecins légistes allemands ont décrit trois cas de décapitation complète post-mortem par des bergers allemands domestiques. Dans deux cas, la tête a été arrachée, dépecée et laissée près du corps. Dans un autre, elle a été complètement dévorée par deux chiens. Seuls de petits fragments de crâne et des dents couronnées ont pu être retrouvés. Toutes les blessures par morsures de chien avaient été infligées après le décès des trois individus quinquagénaires. Deux corps étaient en état de putréfaction lors de leur découverte.


En 1997, une équipe allemande a rapporté le cas d’un homme de 31 ans qui s’était suicidé en se tirant une balle dans la bouche. A l’examen post-mortem, la face portait des marques de morsures provoquées par le chien de la victime, un berger allemand âgé de trois ans.


Des grandes portions de peau et de tissu graisseux sous-cutané au niveau du visage et de cou avaient disparu. Les lésions provoquées par le chien domestique étaient intervenues dans les 45 minutes entre le décès et la découverte du corps.

Dans un tel contexte, on incrimine souvent la faim pour expliquer que l’animal dévore son maître. Un bol rempli de nourriture pour chien avait pourtant été trouvé dans la pièce où gisait le cadavre. Dans les minutes qui ont suivi son transfert dans un chenil par la police, l’animal avait vomi 400 grammes de nourriture pour chien ainsi que des restes humains. Plus précisément, des morceaux de peau de 4 cm de diamètre, recouverts de poils de 1 mm de long, correspondant au visage du défunt. L’observation de ces fragments au microscope ainsi que l’analyse génétique ont confirmé qu’ils appartenaient à l’homme décédé. Le chien ne présentait pas de trouble du comportement et avait reçu toutes les vaccinations obligatoires, notamment contre la rage.


Pinson

Des médecins légistes allemands ont décrit en 2001 le cas d’un oiseau chanteur charognard, un pinson en l’occurrence. Un couple marié avait ouvert la cage de l’oiseau avant leur décès commun. Le corps de l’épouse présentait des lésions épidermiques inhabituelles sur les parties du corps non couvertes par les vêtements. Selon les auteurs, celles-ci auraient pu être causées par l’oiseau, probablement assoiffé.

Hamster doré domestique. Adamjennison111 © Wikimedia Commons

Hamster

En 1995, le cas d’une femme de 43 ans a été rapporté par des médecins allemands. L’examen médico-légal a montré que les lésions de la face avaient été provoquées par un petit animal de compagnie, un hamster doré laissé en liberté. Celui-ci avait gardé dans son nid de minuscules morceaux de tissu cutané, adipeux et musculaire. L’analyse génétique avait confirmé que ces fragments provenaient de la victime.

Chiens et chats

En 1994, des médecins légistes britanniques ont décrit des cas de lésions post-mortem, survenus à Londres durant les mois d’hiver (entre décembre 1992 et mars 1993), chez trois propriétaires de chien et chez un autre individu possédant un chat. Les victimes vivaient seules et étaient isolées socialement.

Le premier cas est celui d’un homme de 53 ans retrouvé mort à son domicile. Des fragments de tissu frais du visage, du cou, de la poitrine et de l’extrémité supérieure du bras étaient manquants. Des morceaux d’os et des taches de sang recouvraient le tapis. La victime était quasiment décapitée. Un berger allemand appartenant au défunt se trouvait dans la maison. Des traces de morsures étaient visibles sur les bords des lésions. La cause du décès de cet homme était attribuable à une bronchopneumonie et à des complications cardiaques.

Le deuxième cas est celui d’un homme de 82 ans propriétaire d’un berger allemand. L’homme était décédé des suites d’une maladie cardiaque.  Le chien s’en est pris à la langue, la trachée, l’œsophage et la glande thyroïde de son maître.

Le troisième cas concernait une femme alcoolique de 42 ans décédée des suites d’un œdème pulmonaire et d’une intoxication massive d’alcool. Elle était propriétaire d’un setter irlandais. A la découverte du corps, la peau autour de la bouche et du nez était manquante.



Enfin, le dernier cas est celui d’un homme de 32 ans décédé des suites d’une intoxication volontaire par antidépresseur. Il manquait la peau de la tête, du cou et la partie supérieure du bras gauche. A son domicile, dix chats avaient été retrouvés quatre jours après le suicide de la victime. Tous étaient morts. Ils pourraient avoir succombé à une intoxication médicamenteuse en dévorant les tissus de l’homme qui s’était suicidé. L’examen post-mortem de la victime avait montré l’absence de la langue, du larynx, de la moitié supérieure de l’œsophage, de la thyroïde, de muscles du cou et de l’extrémité supérieure du bras droit.

Quelque chose me dit qu’après la lecture de ce billet de blog vous regarderez différemment votre chat, votre chien ou votre hamster.

Marc Gozlan (Suivez-moi sur Twitter, sur Facebook)

Pour en savoir plus : 



Garcia S, Smith A, Baigent C, Connor M. The Scavenging Patterns of Feral Cats on Human Remains in an Outdoor Setting. J Forensic Sci. 2019 Nov 8. doi: 10.1111/1556-4029.14238

Buschmann C, Solarino B, Püschel K, Czubaiko F, Heinze S, Tsokos M. Post-mortem decapitation by domestic dogs: three case reports and review of the literature. Forensic Sci Med Pathol. 2011 Dec;7(4):344-9. doi: 10.1007/s12024-011-9233-x

Verzeletti A, Cortellini V, Vassalini M. Post-mortem injuries by a dog: a case report. J Forensic Leg Med. 2010 May;17(4):216-9. doi: 10.1016/j.jflm.2009.12.011



Buschmann CT, Wrobel D, Tsokos M. [Post-mortem animal predation of the genital region caused by a half-breed dog]. Arch Kriminol. 2008 Nov-Dec;222(5-6):182-6.

Dettling A, Strohbeck-Kühner P, Schmitt G, Haffner HT. [Animal bites caused by a song bird?]. Arch Kriminol. 2001 Jul-Aug;208(1-2):48-53.



Rothschild MA, Schneider V. On the temporal onset of postmortem animal scavenging. « Motivation » of the animal. Forensic Sci Int. 1997 Sep 19;89(1-2):57-64.

Rossi ML, Shahrom AW, Chapman RC, Vanezis P. Postmortem injuries by indoor pets. Am J Forensic Med Pathol. 1994 Jun;15(2):105-9. doi 10.1097/00000433-199406000-00004

Ropohl D, Scheithauer R, Pollak S. Postmortem injuries inflicted by domestic golden hamster: morphological aspects and evidence by DNA typing. Forensic Sci Int. 1995 Mar 31;72(2):81-90.

Atteinte de la moelle épinière chez un patient français consommateur de gaz hilarant

Cartouches pour siphon à chantilly contenant du protoxyde d’azote. Rob Brewer © Flickr


Des médecins français rapportent un cas d’atteinte de la moelle épinière au niveau du cou chez un homme de 24 ans, gros consommateur de protoxyde d’azote (N2O). Communément appelé gaz hilarant ou « proto », ce produit est très prisé des jeunes pour son soudain effet euphorisant.


Utilisé dans le milieu médical (en association avec de l’oxygène) pour ses propriétés anesthésiques et analgésiques, ce produit est employé comme gaz de pressurisation d’aérosol alimentaire. Il est notamment utilisé dans les cartouches pour siphon à chantilly. Vidé dans un ballon de baudruche, le contenu de la cartouche est inhalé. Il provoque alors rapidement un effet euphorisant qui dure une vingtaine de secondes.


L’usage détourné du protoxyde d’azote a été observé en France depuis 1999. Aisément disponible et vendu à un prix modique (1 à 2 euros) en supermarché, ce gaz est particulièrement consommé par des populations de lycéens et d’étudiants. Le 11 décembre 2019, le Sénat a adopté à l’unanimité une proposition de loi tendant à protéger les mineurs des usages dangereux du protoxyde d’azote.


Interférence avec le métabolisme de la vitamine B12

Le protoxyde d’azote (N2O) endommage le système nerveux en interférant avec le métabolisme de la vitamine B12. Plus précisément, le N2O entraîne l’inactivation irréversible de cette dernière. La vitamine B12 ne peut alors plus se lier à une enzyme, ce qui entraîne une altération de la gaine de myéline.* Or c’est la myéline qui permet la conduction, de manière rapide et efficace, des signaux électriques le long des fibres nerveuses. L’atteinte de la myéline entraîne donc une perturbation de la transmission nerveuse.

Troubles de la sensibilité 

Mais revenons au cas de ce patient décrit par des neurologues du Havre dans un article paru en ligne le 27 décembre 2019 dans la Revue Neurologique. Ce jeune homme, sans antécédents médicaux, est hospitalisé pour la survenue sur les membres inférieurs et supérieurs de sensations anormales (paresthésies), évoluant depuis cinq jours. Ces sensations, habituellement comparées à des fourmillements, des picotements des engourdissements, sont bilatérales et symétriques. Elles remontent de chaque côté au niveau des coudes et des genoux. S’ajoutent à cela, une perte de la sensibilité fine (hypoesthésie épicritique) et un déficit de la sensibilité profonde (vibrations, sens de position et de mouvement), appelé ataxie proprioceptive. En revanche, les neurologues notent qu’il n’y a pas d’atteinte motrice. Les réflexes sont présents.

Cliché de gauche : l’IRM de la moelle épinière cervicale met en évidence un hypersignal anormal des cordons postérieurs, longs faisceaux nerveux véhiculant notamment la sensibilité tactile épicritique (superficielle) et la sensibilité proprioceptive (profonde). Cliché de droite : les coupes axiales révèlent un signal hyperintense T2 en « V inversé » (visible au-dessus de la pointe de la flèche jaune). L’image n’est pas celle du patient français, mais d’un autre cas clinique rapporté par une équipe chinoise. Yuan JL, et al. BMC Neurol. 2017 Dec 28;17(1):222.

L’imagerie par résonance magnétique (IRM) de la moelle épinière met en évidence une atteinte de la moelle épinière s’étendant de la deuxième à la sixième vertèbre cervicale (myélite subaiguë extensive cervicale de C2 à C6 avec atteinte élective des cordons postérieurs). En revanche, la ponction lombaire et l’imagerie cérébrale sont normales. De même, l’analyse du liquide céphalo-rachidien ne montre pas de signe de méningite. Les cultures microbiennes reviennent négatives. 


Entre 100 et 200 cartouches par semaine

Le jeune homme déclare aux médecins une utilisation de protoxyde d’azote à des fins récréatives depuis deux ans. Il consomme chaque semaine le gaz contenu dans 100 à 200 cartouches de siphon à chantilly.


Le dosage de la vitamine B12 plasmatique est normal, mais celui de l’homocystéinémie est augmenté (87 micromoles/L, taux normal inférieur à 15 micromoles/L). 
Un traitement par vitamine B12, à raison d’une injection intramusculaire par semaine, a entraîné une régression rapide des symptômes neurologiques. Trois mois plus tard, l’image de la moelle épinière à l’IRM s’est normalisée, mais le taux d’homocystéine reste élevé (20,4 micromoles/L). Il est alors décidé de poursuivre la supplémentation vitaminique à raison d’une injection de 1 mg par mois.

Patients anglais


En mai 2018, des médecins urgentistes et neurologues de plusieurs hôpitaux londoniens ont rapporté une atteinte subaiguë de la moelle épinière cervicale chez dix patients âgés de 17 à 26 ans. En moyenne, ces individus consommaient du protoxyde d’azote deux à trois fois par semaine, ce qui représentaient entre 75 et 2000 cartouches.

En février 2019, des neurologues de Liverpool ont rapporté le cas d’un adolescent de 17 ans ayant présenté une sévère atteinte de moelle épinière associée à une consommation prolongée de protoxyde d’azote à des fins récréatives. Ce patient avait inhalé environ 40 cartouches durant les 48 heures précédant l’apparition des symptômes neurologiques, en l’occurrence des troubles de la sensibilité des membres inférieurs, suivis une semaine après d’une faiblesse des membres inférieurs puis supérieurs. Après supplémentation vitaminique en B12 puis rééducation neurologique, cet homme a pu remarcher sans aide. 


Une fois vidé dans un ballon de baudruche, le protoxyde d’azote contenu de la cartouche est inhalé. Thompson AG, et al. Pract Neurol. 2015 Jun;15(3):207-9.

Des fausses pistes au vrai diagnostic

Enfin, en décembre 2019, des neurologues de Birmingham ont décrit le cas d’une femme d’origine éthiopienne âgée de 27 ans. Née en Grande-Bretagne, elle s’était rendue en Ethiopie deux ans auparavant. Elle est hospitalisée pour une fièvre à 38 °C et des troubles cognitifs (état léthargique, trouble de la personnalité et perturbation du sommeil).

Les médecins évoquent dans un premier temps le diagnostic d’encéphalite infectieuse et lui prescrivent un traitement antibiotique. Les cultures bactériennes et les examens de biologie moléculaire ne retrouvent pas de trace de germes pathogènes. L’antibiothérapie est arrêtée. La possibilité qu’il s’agisse d’une encéphalite virale est alors suggérée d’autant que l’électroencéphalogramme (EEG) montre des caractéristiques d’encéphalopathie. Un antiviral est alors administré à la patiente. C’est alors que la ponction lombaire montre un profil compatible avec une tuberculose, diagnostic d’autant plus plausible que la patiente s’est récemment rendue en Ethiopie.

Devant la suspicion de méningite tuberculeuse, la jeune femme est traitée par une association de cinq médicaments en attendant les résultats des cultures bactériennes. Mais lorsque celles-ci reviennent, elles sont négatives. Entre temps, les médecins apprennent que la patiente est une consommatrice régulière de protoxyde d’azote à des fins récréatives. Jusqu’à récemment, elle utilisait à chaque fois jusqu’à 24 cartouches.

Le traitement antituberculeux est interrompu et une supplémentation en vitamine B12 est mise en place chez cette patiente qui présentait donc une atteinte nerveuse (neuropathie périphérique) et une inflammation du cerveau (encéphalite). L’utilisation prolongée de protoxyde d’azote a entraîné un déficit sévère en B12, lequel peut parfois entraîner de la fièvre. Sous l’effet de la supplémentation en vitamine B12 et de l’abstinence en protoxyde d’azote, l’état neurologique de la patiente s’est significativement amélioré durant les quatre mois suivant la sortie de l’hôpital.

Un problème de santé publique croissant

Selon Alexis Delmas, Reynald Le Boisselier et leurs collègues de l’hôpital Jacques Monod (Le Havre), l’incidence des complications neurologiques associées au mésusage chronique du protoxyde d’azote (utilisé dans un tel contexte pur à plus de 99 %) va progresser dès lors que la consommation de N2O augmente dans le monde. En effet, le protoxyde d’azote est le septième produit récréatif le plus populaire dans le monde. Au Royaume-Uni, le gaz hilarant est la quatrième substance la plus utilisée par les clients des boîtes de nuit. On estime que 8,8% des individus âgés de 16 à 24 ans en consomment.


Et les auteurs de conclure que l’usage détourné du protoxyde d’azote « doit être connu des médecins, de même que les caractéristiques cliniques et radiologiques associées (myélite cervicale extensive, atteinte des cordons médullaires postérieurs, signe du V inversé) qui peuvent être liées à des séquelles handicapantes chez de jeunes patients ». Façon de dire à ces consommateurs : fini de rire avec le protoxyde d’azote.

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* Il se produit sous l’effet N2O une inactivation irréversible de la vitamine B12 (cobalamine) du fait de l’oxydation de ses ions cobalt. Inactivée, la vitamine B12 ne peut plus se lier à l’enzyme méthionine synthétase. Il s’ensuit une diminution du recyclage de l’homocystéine en méthionine, qui empêche la méthylation des protéines de la gaine de myéline, avec pour conséquence une hypomyélinisation et une myélinisation anormale. En cas de normalité du taux plasmatique de la vitamine B12, l’homocystéinémie doit être dosée. A noter qu’un taux sanguin de vitamine B12 n’exclut pas le diagnostic dans la mesure où un déficit « fonctionnel » vitaminique peut se produire malgré des concentrations normales de vitamine B12. Dans de tels cas, des taux augmentés d’acide méthylmalonique (AMM) et d’homocystéine peuvent grandement orienter le diagnostic.

Pour en savoir plus : 



Demas A, Le Boisselier R, Simonnet L, De Menibus-Demas L, Langlois V, Cochin JP. Another extensive nitrous oxide (N2O) myelopathy: The wood for the trees? Rev Neurol (Paris). 2019 Dec 27. pii: S0035-3787(19)30905-1. doi: 10.1016/j.neurol.2019.10.005

Hughes G, Moran E, Dedicoat MJ. Encephalitis secondary to nitrous oxide and vitamin B12 deficiency. BMJ Case Rep. 2019 Dec 2;12(12). pii: e229380. doi: 10.1136/bcr-2019-229380

Tani J, Weng HY, Chen HJ, Chang TS, Sung JY, Lin CS. Elucidating Unique Axonal Dysfunction Between Nitrous Oxide Abuse and Vitamin B12 Deficiency. Front Neurol. 2019 Jul 9;10:704. doi: 10.3389/fneur.2019.00704

Oussalah A, Julien M, Levy J, Hajjar O, Franczak C, Stephan C, Laugel E, Wandzel M, Filhine-Tresarrieu P, Green R, Guéant JL. Global Burden Related to Nitrous Oxide Exposure in Medical and Recreational Settings: A Systematic Review and Individual Patient Data Meta-Analysis. J Clin Med. 2019 Apr 23;8(4):551. doi: 10.3390/jcm8040551

Williamson J, Huda S, Damodaran D. Nitrous oxide myelopathy with functional vitamin B 12 deficiency. BMJ Case Rep. 2019 Feb 13;12(2). pii: e227439. doi: 10.1136/bcr-2018-227439



Keddie S, Adams A, Kelso ARC, Turner B, Schmierer K, Gnanapavan S, Malaspina A, Giovannoni G, Basnett I, Noyce AJ. No laughing matter: subacute degeneration of the spinal cord due to nitrous oxide inhalation. J Neurol. 2018 May;265(5):1089-1095. doi: 10.1007/s00415-018-8801-3

Yuan JL, Wang SK, Jiang T, Hu WL. Nitrous oxide induced subacute combined degeneration with longitudinally extensive myelopathy with inverted V-sign on spinal MRI: a case report and literature review. BMC Neurol. 2017 Dec 28;17(1):222. doi: 10.1186/s12883-017-0990-3

Garakani A, Jaffe RJ, Savla D, Welch AK, Protin CA, Bryson EO, McDowell DM. Neurologic, psychiatric, and other medical manifestations of nitrous oxide abuse: A systematic review of the case literature. Am J Addict. 2016 Aug;25(5):358-69. doi: 10.1111/ajad.12372

Thompson AG, Leite MI, Lunn MP, Bennett DL. Whippits, nitrous oxide and the dangers of legal highs. Pract Neurol. 2015 Jun;15(3):207-9. doi: 10.1136/practneurol-2014-001071

Vasconcelos OM, Poehm EH, McCarter RJ, Campbell WW, Quezado ZM. Potential outcome factors in subacute combined degeneration: review of observational studies. J Gen Intern Med. 2006 Oct;21(10):1063-8  doi:10.1111/j.1525-1497.2006.00525.x 

Sur le web : 



Usages dangereux du protoxyde d’azote (Sénat)

LIRE aussi : Le protoxyde d’azote, un gaz hilarant qui ne fait pas du tout rire les médecins

Lors de crises de migraine, il sent une corne pousser sur son front

Jason Levesque © Flickr

L’histoire est celle d’un homme de 56 ans qui présente, à l’occasion de crises migraineuses, la sensation d’avoir une corne qui lui pousse sur le front, à l’instar d’une licorne. Son cas est rapporté dans le numéro de décembre 2019 du World Journal of Nuclear Medicine par Anne Landais, neurologue, et Thibault Michelin, spécialiste en médecine nucléaire. Tous deux exercent au Centre Hospitalier Universitaire de la Guadeloupe à Pointe-à-Pitre.

Ce patient présente ce que les neurologues appellent un « syndrome d’Alice aux pays des merveilles » (SAPM), une distorsion d’une partie du corps. Ce trouble fait référence au roman de Lewis Carroll, pseudonyme de Charles Lutwidge Dodgson, professeur de mathématiques à Oxford, lui-même migraineux. On se souvient des incessantes transformations corporelles d’Alice, devenant tour à tour minuscule après avoir bu le contenu d’une fiole puis gigantesque après l’ingestion d’une part de gâteau.

Hypoperfusion modérée à la scintigraphie cérébrale au 99mTc-HMPAO, radiopharmaceutique complexe, technétié lipophile, capable de traverser la barrière hémato-encéphalique.

L’examen du cerveau de l’« homme licorne » par scintigraphie cérébrale de perfusion (tomographie par émission monophotonique ou SPECT) montre un déficit modéré d’irrigation sanguine du cortex visuel primaire. Cette hypoperfusion s’étend à la jonction temporo-occipitale, mais de façon prédominante à droite.

« Homme licorne » chez Alice aux pays des merveilles

Chez ce patient, les épisodes de transformation corporelle, d’une durée de 5 minutes, précèdent à chaque fois une violente crise migraineuse. Ils surviennent dans la majorité des cas avant que notre homme ne s’endorme. Celui-ci a alors la sensation qu’une corne pousse sur son front. Même s’il sait que tout cela est irréel, cela ne l’empêche pas de paniquer.

Le patient ne présente pas de trouble visuel ou sensitif. Par ailleurs, l’imagerie cérébrale par résonance magnétique (IRM) et l’électroencéphalogramme (EEG) ne montrent rien de particulier.

Première description en 1952

Très rare chez l’adulte, le syndrome d’Alice aux pays des merveilles (SAPM) survient principalement dans la migraine et l’épilepsie. D’autres causes ont été décrites : consommation de drogues hallucinogènes (LSD) ou de médicaments psychotropes, tumeur cérébrale, encéphalites virales, schizophrénie, infection par le virus Epstein-Barr (EBV) ou affection fébrile telle qu’une infection aiguë des voies respiratoires hautes (pharyngite, amygdalite).

Décrit pour la première fois en 1952, le syndrome d’Alice aux pays des merveilles est caractérisé par une combinaison d’hallucinations visuelles, d’anomalies de l’image du corps et une distorsion de l’espace et du temps, souvent associée à des céphalées.

Trois ans plus tard, en 1955, le psychiatre britannique John Todd donne le nom de syndrome d’Alice au pays des merveilles (SAPM) à ces modifications corporelles transitoires. Aux perturbations du schéma corporel ressenties par le patient peuvent parfois s’ajouter une déréalisation (impression d’étrangeté touchant la perception du monde environnant), une altération de l’écoulement du temps, des illusions visuelles sur la taille, la forme, la distance des objets.

Mécanismes incomplètement compris

Plusieurs études indiquent que les troubles du schéma corporel observés dans le SAPM résultent d’une perturbation de régions recevant des informations provenant de la surface du corps (aires somato-sensorielles associatives du cortex pariétal) et de la jonction temporo-pariétale de l’hémisphère non-dominant. En 2005, des médecins turcs ont notamment rapporté le cas d’une fillette de 7 ans qui avait souffert de SAPM après une infection des voies respiratoires hautes associée à une amygdalite. Elle avait l’étrange sensation que les objets paraissaient plus gros ou plus petits qu’ils ne l’étaient. La scintigraphie cérébrale de perfusion avait montré un défaut d’irrigation sanguine du lobe frontal droit et de la région fronto-pariétale droite.

L’observation des médecins de Pointe-à-Pitre tranche donc avec ces résultats dans la mesure où aucune anomalie des régions fronto-pariétales n’a été détectée chez leur patient. Seul un défaut de perfusion à la jonction temporo-occipitale a été observé.

Il convient cependant de noter qu’en 1998, des pédiatres taïwanais avaient rapporté les résultats de la scintigraphie cérébrale de perfusion de deux patients présentant une métamorphopsie (trouble de la vision caractérisé par une déformation des images) durant la phase aiguë d’un SAPM. Un défaut de perfusion avait été localisé dans des régions situées à proximité des voies visuelles et du cortex visuel (lobe temporal, lobe occipital, aire adjacente de la fissure périsylvienne). Deux ans plus tard, une autre étude taïwanaise avait identifié une hypoperfusion du cortex visuel chez un patient atteint d’une encéphalite par le virus Epstein-Barr (EBV).

Enfin, en 2000, une équipe américaine a rapporté le cas d’un enfant ayant présenté un SAPM associé à une micropsie : il voyait les objets plus petits qu’ils ne le sont en réalité. L’IRM avait montré une diminution de l’activité de certaines zones visuelles corticales mais également une hyperactivité de régions du lobe pariétal.

Au vu de ces résultats disparates obtenus à l’imagerie cérébrale, il apparaît que les territoires du cortex cérébral impliqués dans le syndrome d’Alice aux pays des merveilles ne sont toujours pas connus avec certitude. Quant aux dysfonctionnements neuronaux à l’origine de cet étrange syndrome, ils gardent une part d’inconnu encore plus importante.

Marc Gozlan (Suivez-moi sur Twitter, sur Facebook)

Pour en savoir plus :

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Au pays des merveilles et de la dépression